Nous vivons dans un monde où les nouvelles technologies sont de plus en plus nombreuses et considérées comme cruciales pour notre avenir. Celles-ci ne sont pas seulement nouvelles, elles sont aussi censées révolutionner nos vies pour le meilleur. Le progrès ne peut être imaginé sans la technologie. La technologie est censée nous sauver tous. La rapidité avec laquelle la bio-technologie a contribué à développer des vaccins efficaces contre le COVID-19, tel que déclenché par les premiers variants du SRAS-CoV2, illustre la fonction salvatrice de la technologie.

Pendant ce temps, les acteurs, tant publics que privés, doivent constamment innover et financer les bons programmes de recherche scientifique et technologique. Ils doivent investir dans la prochaine technologie clé et l'adopter suffisamment tôt pour s'assurer de ne pas prendre de retard dans la course technologique.

Nous devons donc suivre l'innovation et les évolutions technologiques. Mais ceci n'est qu'un prérequis. Nous devons également être capables de faire le tri parmi ces nombreuses "nouvelles technologies" et identifier, le plus tôt possible, celles qui seront essentielles pour l'avenir. Si nous investissons dans la mauvaise technologie, de la mauvaise manière ou au mauvais moment, les conséquences risquent d'être négatives.

Avec cette série d'articles, nous répondrons à la première de ces préoccupations : quelles nouvelles technologies pourraient être clés pour le futur ?

Comme nous sommes à un niveau générique, nous ne préciserons pas, pour l'instant, exactement "quand dans le futur".

Comment pouvons-nous identifier les nouvelles technologies qui deviendront essentielles dans le futur ?

Avec ce premier article, nous allons construire un modèle schématique qui nous permettra de comprendre pourquoi nous avons besoin de technologies. En effet, ce n'est que si nous pouvons trouver une logique derrière le succès ou l'échec des nouvelles technologies que nous pouvons espérer identifier les technologies clés de demain.

Nous commençons par examiner un scan déjà disponible, de qualité, des nouvelles technologies actuelles, et nous l'utilisons comme étude de cas. Nous testons ensuite la capacité de ce scan à identifier les futures technologies clés et nous mettons en évidence les difficultés qui lui sont liées. Ainsi, nous soulignons ce qui manque dans cette approche pour nous permettre de répondre à notre question. Enfin, sur la base de ces résultats, nous commençons à construire un premier modèle schématique qui nous permettra d'identifier les futures technologies clés.

Un scan complet classique

Munich-Re, en collaboration avec ERGO IT Strategy, nous fournit un scan annuel très utile, le Tech Trend Radar (ci-après "Radar"), qui vise à sensibiliser aux " tendances clés " du secteur des nouvelles technologies. Les auteurs se concentrent sur les technologies qui sont particulièrement pertinentes pour le secteur de l'assurance. Néanmoins, étant donné l'ampleur des intérêts des compagnies d'assurance, leur scan est pertinent pour de nombreux secteurs et excellent pour un aperçu général et complet des nouvelles technologies actuelles.

De plus, la célèbre compagnie de réassurance a commencé son tech scan en 2015 et dispose donc d'une collection de 6 radars annuels, lesquels pourraient donc nous donner de la profondeur si jamais nous avions besoin de profondeur historique.

La méthodologie utilisée pour le "Radar"est fondée sur la compilation de tendances, lesquelles sont ensuite passées au crible selon quatre règles "pour définir les tendances les plus pertinentes classées en quatre domaines primaires" (Tech Trend Radar 2020, p.62). Ces règles sont notamment inspirées une méthode de management, le modèle "Run-Grow-Transform" (RGT) (Ibid., modèle RGT adapté à l'informatique par Hunter et al, Gartner Research, 2008).

Tout d'abord, Munich-Re et Ergo Tech Trend Radar 2020 présentent leurs résultats triés selon "quatre champs de tendances" (Tech Trend Radar 2020 et 2019):

  • Centricité de l'utilisateur ;
  • Monde connecté ;
  • Intelligence artificielle ;
  • Tech "habilitantes" (Enabling tech), ex-disruptive tech dans l'édition 2019.

(Cliquez sur l'image pour accéder au document de Munich-Re)

Munich-Re et Ergo trient ensuite les champs de tendances en fonction de la maturité/du degré d'adoption de chaque technologie, ce qui leur permet de donner des conseils détaillés sur ce qu'il convient de faire avec cette technologie.

Nous avons donc 52 technologies d'intérêt, dont 10 sont considérées comme nouvelles pour 2020.

Mais quelles sont celles qui seront clés dans le futur ?

Peut-on utiliser cette approche pour la prospective ?

Parmi ces 52 technologies, quelles sont ou plutôt seront les technologies clés ou les plus importantes dans le futur ? Comment pouvons-nous le savoir ?

En outre, comment pouvons-nous être certains que toutes les futures technologies clés sont présentes ? Pourrait-il nous manquer une technologie clé, ou plusieurs technologies clés ?

Le cas de l'agriculture de précision

Par exemple, l'"agriculture de précision" - également appelée "agriculture intelligente" - est une nouveauté pour le Radar 2020 et ne figurait pas dans la version 2019 (Ibid.).

Pourtant, une entreprise comme Deere & Company a déjà commencé à se préparer à l'agriculture intelligente au moins en 2017 (Hélène Lavoix, L'intelligence artificielle, l'internet des objets et l'avenir de l'agriculture : Sécurité de l'agriculture intelligente ? partie 1 et partie 2, The Red Team Analysis Society, 2019). L'intérêt et les investissements dans ce domaine ont augmenté en 2018, puis en 2019 (Ibid.). Ainsi, le "Radar"a trois ans de retard. Si nous avions utilisé le "Radar" de 2019, nous serions passés entièrement à côté d'une technologie, probablement clé pour l'avenir.

Le cas du "Deep Fake", issu des réseaux adversaires génératifs (GAN)

De même, "DeepFake Defence" entre dans le "Radar"en 2020, dans le domaine "Centricité de l'utilisateur".

Cependant, le nom de "deep fake" est apparu en 2017 pour exprimer la préoccupation concernant les falsifications impliquant l'intelligence artificielle (IA) (Laurie A. Harris, "Deep Fakes and National Security“, Congressional Research Service, mis à jour le 7 mai 2021, 3ème version). L'agence américaine Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) dispose de deux programmes axés sur la lutte contre les Deep Fakes. Le premier, Media Forensics (MediFor) a débuté en 2016 et le second Semantic Forensics (SemaFor) en 2019.

Ainsi, là encore, le "Radar" est en retard, pour notre objectif d'identification d'une tendance clé.

Pendant ce temps, les Deep Fakes sont le plus souvent fondés sur les réseaux antagonistes génératifs (generative adversarial networks - GANs), effectivement identifiés dans le "Radar", en IA cette fois. Les GANs sont entrés dans le "Radar"en 2019 (Ibid.)

Le réseau antagoniste génératif (generative adversarial network - GAN) a été inventé en 2014.
Les GANs font partie de l'apprentissage non supervisé (Unsupervised Learning - UL) : la capacité d'une machine à trouver des structures sous-jacentes à partir de données non étiquetées.

Les GANs regroupent, seuls, des objets, trouvant des "concepts" : des pixels arbres avec des pixels arbres, des portes avec des portes, etc. (par exemple, Gan Paint).

L'incroyable qualité des images générées, qui n'existent pas dans la réalité, ouvre la porte à des possibilités inimaginables auparavant. Ces images peuvent avoir des applications négatives, pour la falsification par exemple. Elles peuvent aussi déboucher sur des usages constructifs pour de nombreuses autres activités, comme l'urbanisme, l'architecture, le cinéma, la mode, etc. (voir aussi Hélène Lavoix, Insérer l'intelligence artificielle dans la réalité, The Red Team Analysis Society, janvier 2019).

L'identification des GANs aurait donc dû conduire à s'intéresser à leur utilisation, bonne et mauvaise, dès la découverte de la nouvelle technologie GAN. En outre, la classification de deux "tech" apparentées dans des catégories différentes - même si ces catégories sont appelées "domaines" - peut créer des problèmes, comme nous le verrons plus loin.

Bien sûr, seuls ceux qui ne font rien ne font pas d'erreurs. Pourtant, si certaines technologies ont été détectées tardivement, alors une méthodologie similaire à celle employée pour le "Radar" pourrait nous conduire à manquer maintenant une autre technologies pour le futur ?

Quelle pourrait être la nouvelle technologie importante oubliée ? Nous pourrions changer nos sources, et en choisir de meilleures et plus étendues. Mais, cela serait-il suffisant ? Comment le saurions-nous ?

Pouvons-nous identifier ce qui manque ou ce qui peut être amélioré lorsque nous utilisons une approche telle que celle utilisée pour la "Radar“?

Le problème des listes à la Prévert

Le "Radar"que nous utilisons ici comme étude de cas, nous présente une longue liste de technologies classées dans des catégories appelées "domaines de tendance". Mais nous ne savons pas exactement comment et pourquoi ces "domaines de tendances" sont choisis.

Catégories

Les catégories sont utilisées dans le processus de classification et en résultent, la classification étant une fonction cognitive fondamentale pour le cerveau (Fabrice Bak, 2013 : 107-113). En effet, " la catégorisation est un processus par lequel les gens donnent un sens aux choses en élaborant sur des similarités et des différences " (McGarty, Mavor, & Skorich, 2015). Le plus haut niveau de catégorisation est hiérarchique (organisé comme un arbre) et appelé taxonomie ou classification hiérarchique. En termes classiques, les catégories doivent être clairement définies (quels critères sont nécessaires pour qu'un élément fasse partie ou non de la catégorie), mutuellement exclusives (un élément ne peut appartenir qu'à une seule catégorie) et totalement exhaustives (toutes les catégories ensemble représentent l'ensemble pour lequel les catégories sont construites) (OCDE,"Classification", utilisant le “United Nations Glossary of Classification Terms” prepared by the Expert Group on International Economic and Social Classifications; unpublished on paper).

L'exemple archétypal d'une taxonomie est la classification des plantes, des animaux et des minéraux par Linné (Regnum AnimaleRegnum Vegetabile et Regnum Lapideum), selon différentes classes, un travail qu'il commença avec son Species Plantarum, publié en 1753 et qui se poursuivi tout au long de sa vie (cf. sa bibliographie). En s'appuyant sur les travaux de Linné, les organismes sont maintenant organisés selon les taxonomies inclusives suivantes, c'est à dire du plus inclusif au moins inclusif : Royaume, Phylum, Classe, Ordre, Famille, Genre, Espèce et Souche.

Pas de vraies catégories

Maintenant, si nous regardons les "champs de tendance" utilisés dans le "Radar", ce que nous observons, c'est qu'ils ne respectent aucune des spécificités qu'une catégorie devrait avoir :

1- Ils ne sont pas bien définis. Il n'existe pas de critère permettant de classer facilement un élément dans un "champ de tendances" ou un autre. Par exemple, les différents types d'AI ne sont-ils pas également des technologies habilitantes ?

2- Ils ne s'excluent pas mutuellementEn d'autres termes, certains éléments peuvent appartenir à deux ou plusieurs "champs de tendances" : La 5 G est habilitante et fait également partie du monde connecté ; les textiles intelligents appartiennent au champs "centricité de l'utilisateur" et peuvent être considérées comme faisant partie des matériaux programmables; l'IA est essentiellement "enabling" en ce qui concerne les "choses autonomes" et l'agriculture de précision comme nous l'avons vu, etc.

3- Ils ne sont probablement pas exhaustifs, ce qui crée le problème de ne pas savoir si nous n'avons pas manqué quelque chose.

Les quatre "champs de tendances", ici, semblent être principalement des habitudes de pensée, des noms existants ou des catégories disparates, qui permettent aux lecteurs et aux utilisateurs d'identifier rapidement et facilement les nouvelles technologies sélectionnées par le "Radar". 

Catégories statiques

Dans notre étude de cas, Munich-Re et Ergo trient ensuite la première "proto-catégorisation" en fonction d'une deuxième catégorisation : la maturité/le degré d'adoption de la technologie.

Cette seconde catégorisation semble correcte en termes des règles devant être respectées pour obtenir la qualité de catégorie. Pourtant, les critères utilisés pour construire la seconde catégorie restent tournés vers l'intérieur. Il manque un élément explicatif dynamique lié à notre préoccupation. Nous ne pouvons pas savoir ce qui va fonctionner ou non, car nous ne disposons pas d'une logique qui explique le succès futur des technologies.

Vers un modèle permettant de comprendre ce qui rend des technologies clés

Ce dont nous avons besoin, c'est d'un modèle qui explique schématiquement le but des technologies, pourquoi nous les utilisons, pourquoi elles sont importantes pour nous, êtres humains. Si nous comprenons, même schématiquement, cette logique, nous pouvons alors envisager les technologies qui seront essentielles dans le futur.

Racontons l'histoire - ou une histoire - des êtres humains et des technologies.

Nous avons une planète, peuplée d'individus.

Chaque individu vivant sur la planète Terre a des besoins, comme l'explique Maslow (Abraham Maslow, Motivation et personnalité, 1954, 1987).

En fait, sur la planète, nous avons des foules d'individus, vivant dans différents types d'habitations. Chaque foule est organisée en société.

Une société implique que la coordination sociale doit fonctionner. La coordination sociale s'exprime selon trois composantes (Barrington Moore, Injustice: Social bases of Obedience and Revolt, 1978):

  1. la question de l'autorité,
  2. la division du travail pour la production de biens et de services,
  3. et la distribution de ces biens et services.

Pour satisfaire les besoins de coordination sociale, certaines tâches ou actions doivent être réalisées.

Ces tâches ou actions seront impactées, rendues possibles ou non, facilitées ou non, par certaines conditions et par l'environnement.

C'est là que naissent les technologies, pour faciliter et améliorer toutes ces actions.

Ainsi, nous pouvons supposer que les technologies qui seront essentielles pour l'avenir seront toutes celles qui nous aideront efficacement à satisfaire les besoins des individus et des sociétés. Au cours du temps, les actions requises pour satisfaire ces besoins deviennent de plus en plus complexes, et ce, en raison des actions précédentes - y compris la création et l'utilisation des technologies précédentes - et de leur impact sur l'environnement, et donc sur les conditions de ces actions. L'évolution des besoins résultant de ce processus contribue également à rendre les actions et les tâches plus complexes.

Nous disposons désormais d'un modèle qui nous permettra de déterminer quelles technologies sont les plus susceptibles de devenir clefs dans le futur, comme nous le verrons dans la partie suivante.


Bibliographie

Images en vedette : Vaisseau spatial et planète, et Safe by Reimund Bertrams de Pixabay  / Domaine public.


Chappellet-Lanier, Tajha, "La DARPA veut s'attaquer aux "deepfakes" grâce à la criminalistique sémantique“, FedscoopLe 7 août 2019.

Diamond, Jared Armes à feu, germes et acier : Le destin des sociétés humaines(W. W. Norton : 1997) ;

Goodfellow, Ian ; Pouget-Abadie, Jean ; Mirza, Mehdi ; Xu, Bing ; Warde-Farley, David ; Ozair, Sherjil ; Courville, Aaron ; Bengio, Yoshua, "Réseaux adversariaux génératifs“, Compte rendu de la Conférence internationale sur les systèmes de traitement de l'information neuronale (NIPS), 2014.

Harris, Laurie A., "Deep Fakes and National Security“, Congressional Research Service, mis à jour le 7 mai 2021, 3ème version

Hunter R. et al., "A Simple Framework to Translate IT Benefits into Business" (Un cadre simple pour traduire les avantages des technologies de l'information en activités commerciales).
Value Impact", Gartner Research, 16 mai 2008.

Lavoix, Hélène, Insérer l'intelligence artificielle dans la réalité, The Red Team Analysis Societyjanvier 2019.

McGarty, Craig, et al, "Social Categorization", in Encyclopédie internationale des sciences sociales et comportementales, décembre 2015, DOI : , 10.1016/B978-0-08-097086-8.24091-9

Maslow, Abraham, Motivation et personnalité, (Londres, Harper & Row, 1954, 1987) ;

Moore, B., Injustice: Social bases of Obedience and Revolt(Londres : Macmillan, 1978).

Munich-Re et ERGO IT Strategy, Tech Trend Radar 2020 et 2019.


Publié par Dr Helene Lavoix (MSc PhD Lond)

Dr Hélène Lavoix est présidente et fondatrice de The Red Team Analysis Society. Elle est titulaire d'un doctorat en études politiques et d'une maîtrise en politique internationale de l'Asie (avec distinction) de la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres, ainsi que d'une maîtrise en finance (major de promotion, Grande École, France). Experte en prospective stratégique et en alerte précoce, notamment pour les questions de sécurité nationale et internationale, elle combine plus de 25 ans d'expérience en relations internationales et 15 ans d'expérience en prospective stratégique et en alerte. Elle a vécu et travaillé dans cinq pays, effectué des missions dans quinze autres et formé des officiers de haut niveau dans le monde entier, notamment à Singapour et dans le cadre de programmes européens en Tunisie. Elle enseigne la méthodologie et la pratique de la prospective stratégique et de l'alerte précoce, travaillant dans des institutions prestigieuses telles que le RSIS à Singapour, SciencesPo-PSIA, ou l'ESFSI en Tunisie. Elle publie régulièrement sur les questions géopolitiques, la sécurité de l'uranium, l'intelligence artificielle, l'ordre international, la montée en puissance de la Chine et d'autres sujets liés à la sécurité internationale. Engagée dans l'amélioration continue des méthodologies de prospective et d'alerte, Mme Lavoix combine expertise académique et expérience de terrain pour anticiper les défis mondiaux de demain.

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