(Direction artistique : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Comment pouvons-nous créer de nouvelles civilisations adaptées aux défis du présent et de l'avenir ? Pouvons-nous le faire en dépit de pressions considérables telles que le changement climatique, ou de coups durs tels que la défaite en temps de guerre ?

Dans cette série d'articles, nous utilisons l'ouvrage magistral de Toynbee, A Study of History pour explorer le destin des civilisations et, plus spécifiquement, pour comprendre ce qui pourrait arriver à nos civilisations du 21e siècle (Arnold Toynbee, A Study of History, Oxford University Press, 1934 [tomes 1-3], 1939 [tomes 4-6], 1954 [tomes 7-10], 1959 [tome 11], 1961 [tome 12] - les références des pages dans le corps du texte sont celles de la version abrégée que nous avons utilisée : D. C. Somervell, A Study of History: Abridgement of Vols I-VI, with a preface by Toynbee, Oxford University Press 1946).

Faisant suite à notre l'article précédent, nous nous concentrons ici sur le deuxième facteur nécessaire pour redonner un véritable dynamisme à une société et créer une nouvelle civilisation.

Comme nous l'avons vu, les défis et les pressions auxquels une société est confrontée sont le premier facteur nécessaire à la création d'une nouvelle civilisation prospère. Ces défis doivent toutefois avoir une intensité qui n'est ni trop faible ni trop forte, mais qui se situe dans le "juste milieu".

Par conséquent, le fait d'être confronté à des pressions telles que le changement climatique ou la défaite en temps de guerre peut également devenir le point de départ de quelque chose de nouveau. En effet, lorsqu'une civilisation est confrontée à une pression, un stimulus est créé qui engendrera une réponse.

Cet article se concentre sur la réponse apportée aux défis et sur le processus permettant d'engendrer cette réponse. Ce n'est que si la réponse est adéquate que la création d'une nouvelle civilisation ou d'une civilisation renouvelée sera couronné de succès. Dans le cas contraire, la société restera pétrifiée et disparaîtra à long terme ou succombera rapidement.

Il ne peut y en avoir qu'un

Toynbee met l'accent sur trois façons différentes dont une société peut choisir de répondre aux défis et pressions clefs auxquels elle est confrontée, chacune ayant des résultats différents.

Mentionnons tout d'abord le résultat le moins favorable. Si, face à un défi civilisationnel, une société refuse de changer quoi que ce soit à son mode de vie, à son habitat, à son organisation, à son économie, à ses valeurs, etc., ou en est incapable, alors l'extinction s'ensuit (p.69).

Deuxièmement, nous avons un éventail de résultats moyens. Si une société modifie une série de facteurs principalement pour éviter de changer un élément qu'elle juge essentiel, alors un certain nombre de destins divers, plus ou moins dynamiques et intéressants, peut advenir (pp. 69-70). Cependant, aucun d'entre eux n'est optimal et ne conduit à une civilisation plus élevée et mieux adaptée (Ibid.).

Enfin, Toynbee esquisse le meilleur résultat qui puisse être obtenu. Si une société accepte de tout changer, de son mode de vie à son économie en passant par ses valeurs, de manière créative, afin de relever le nouveau défi et de s'adapter aux nouvelles conditions, alors elle évolue vers quelque chose de plus avancé et de supérieur (p. 70).

Dans le meilleur des cas, une condition supplémentaire doit être remplie. Les divers changements exhaustifs effectués par la société doivent être faits de manière à ce que toute l'énergie de ladite société ne soit pas utilisée. En effet, si les efforts qui conduisent au changement épuisaient l'énergie de la société, le prix à payer serait la création d'une nouvelle civilisation avortée (pp. 164-186 ; 574-575).

Vraie et fausse croissance

Plus généralement, Toynbee définit ce qu'est une réponse appropriée aux défis et aux pressions, de manière à ce que cette réponse conduise à une croissance civilisationnelle.(1) Il utilise ensuite cette approche pour distinguer deux types de réponses dont on pense généralement qu'elles sont porteuses de croissance, mais qui ne conduisent en fait qu'à une "fausse croissance".

Croissance réelle

Selon Toynbee, la réponse adéquate aux défis et aux pressions, qui conduit à une véritable croissance, a lieu lorsque, grâce au "dépassement de l'obstacle matériel", une société libère son énergie "pour apporter des réponses aux défis qui sont désormais internes plutôt qu'externes, spirituels plutôt que matériels" (p.576). L'auteur nomme ce processus "éthérialisation".

En d'autres termes, une réponse réussie n'implique pas seulement de surmonter un défi extérieur, mais exige également un transfert d'énergie pour transformer sa société en quelque chose de mieux adapté au défi. Cela implique un déplacement d'énergie d'un domaine externe vers un autre qui est interne (pp. 198-199).

Par exemple, à la fin du premier millénaire, en Europe, la victoire sur l'attaque des Vikings a pu être obtenue, entre autres, grâce à la création du système féodal (p. 202). Dans le même temps, un système complexe impliquant pouvoir spirituel et séculier émergeait, par exemple avec la création et le développement des châteaux (castrum) et avoueries (avocat) (Brigitte Meijns, "Les premières collégiales des comtes de Flandre, leurs reliques et les conséquences des invasions normandes (IXe-Xe siècles)“, Revue belge de Philologie et d'Histoire, Année 2007  85-3-4  pp. 539-575). Ainsi, une menace extérieure - les attaques des Vikings - n'a pas été contrée uniquement par des moyens extérieurs, tels que la défense militaire. En fait, la menace extérieure a été repoussée par une réponse interne, l'organisation politique et religieuse de la société.

Comme illustration pour le XXIe siècle, prenons l'exemple de la société hyper industrielle de consommation face au changement climatique. Nous devons nous souvenir que notre époque est également connue sous le nom d'anthropocène. Ce nom même souligne que "Notre nouvelle période géologique est ... définie comme étant "anthropos"(signifiant "humain"), car l'humanité est devenue la principale force géologique et biologique sur Terre" (pour une explication détaillée de l'anthropocène, Jean-Michel Valantin, "The Anthropocene Era and Economic (in)Security – (1)", RTAS, 19 septembre 2016). Cela implique donc que les sociétés humaines - ou plutôt la majorité des scientifiques et des personnes concernées - ont commencé à comprendre que le changement climatique n'est pas quelque chose d'extérieur aux civilisations humaines du XXIe siècle, mais bien quelque chose d'intérieur. Nous avons donc fait une partie du chemin, si nous ne voulons pas que nos civilisations s'effondrent mais, souhaitons, au contraire, qu'elles se renouvellent et connaissent une véritable croissance civilisationelle suite à cet immense défi.

En ayant la bonne compréhension, dans la perspective de Toynbee, nous pouvons maintenant créer la bonne réponse. La réponse qui doit être donnée, et qui est en fait impérativement exigée de toutes les civilisations, est interne : réduire les émissions de GES (voir par exemple tous les rapports du GIEC). Si Toynbee a raison, alors il est très probable que la réduction des émissions de GES fera et devra faire partie de changements et d'évolutions de grande ampleur, impliquant toutes les composantes de nos civilisations, comme nous l'avons vu plus haut.

Au fur et à mesure qu'une civilisation vieillit et se développe, les défis doivent de plus en plus être convertis et relevés de façon interne. C'est également le cas si une nouvelle civilisation doit être créée par sécession pour faire face aux pressions, en laissant derrière elle la partie de la civilisation qui ne veut pas changer et qui est donc vouée à l'échec.

Fausse croissance

Il n'y a donc PAS de véritable croissance lorsqu'une civilisation se contente de développer un contrôle croissant sur l'environnement extérieur. Les deux cas étudiés par Toynbee sont d'une part la conquête et les attaques militaires (notamment pp. 189-192), et d'autre part l'innovation technique (pp. 192-197). A l'aide de contre-exemples tirés de diverses civilisations, il montre que ni l'un ni l'autre ne conduisent à une civilisation plus élevée et meilleure. Pour lui, limiter la réponse à ces deux aspects est inadéquat.

Compte tenu des croyances du XXIe siècle en la vertu de l'innovation technique et donc du caractère contre-intuitif des conclusions de Toynbee, nous allons maintenant expliquer pourquoi l'auteur insiste sur le fait que l'innovation technique ne conduit pas à une véritable croissance pour une civilisation.(2)

En s'appuyant sur des cas historiques, Toynbee montre que certaines civilisations ont connu des périodes d'innovation technique continue dans certains domaines, alors que la civilisation correspondante ne se développait pas. Par exemple, dans la société hellénique, le siècle de guerre durant du "début de la guerre athéno-peloponnésienne jusqu'à la victoire macédonienne ... (421-338 av. J.-C.)" a eu pour résultat une amélioration des techniques de guerre alors que dans le même temps la civilisation hellénique s'effondrait (pp. 194-195).

De même, toujours dans le cas de la civilisation hellénique ou gréco-romaine, l'auteur souligne que la technique agricole s'améliorait au fur et à mesure que le déclin s'accélérait. Par exemple, en Attique, approximativement durant la fin du VIIe siècle et le VIe avant J.-C., le passage de la polyculture à l'agriculture spécialisée pour l'exportation fut d'abord suivie d'un regain d'énergie qui pouvait faire croire à une réponse adéquate. Pourtant, l'étape suivante, à savoir le développement de la production de masse grâce au travail des esclaves, entraîna pendant quatre siècles tant de conséquences sociales et morales négatives qu'elle contribua, selon l'auteur, au "débâcle social général du troisième siècle après Jésus-Christ" (pp. 195-196).

Comme Toynbee a montré, à l'aide de contre-exemples, que l'innovation technique seule conduisait à une croissance qui pouvait également être corrélée au déclin et à l'effondrement, ou même y contribuer, cela implique que la croissance dérivant de l'innovation technique seule n'est pas réelle dans le sens où elle ne conduit pas à une civilisation meilleure, plus élevée et plus évoluée.

Les conclusions de Toynbee sur les développements techniques sont particulièrement importantes pour les civilisations du XXIe siècle si focalisées sur la technologie.

En effet, les sociétés du XXIe siècle ont tendance à croire que la technologie est un sauveur universel et qu'aucun effort autre que l'innovation technologique n'est nécessaire. Par exemple, pour certains, la séquestration et l'élimination du carbone au moyen de divers dispositifs de géo-ingénierie de haute technologie encore à créer ou à fabriquer sont censées être LA solution au changement climatique. Pourtant, si l'on suit Toynbee, quelle que soit l'importance de solutions telles que l'élimination du carbone, lesquelles doivent effectivement être recherchées, il est certain que le fait d'essayer de trouver uniquement des solutions techniques au changement climatique ne nous permettra pas d'utiliser le défi climatique pour croître et développer une meilleure civilisation. Ceci est illustré dans le rapport "How to avoid carbon removal delaying emissions reductions"(Carbon Gap, 27 septembre 2023). Il faut, en effet, à la fois réduire les émissions, ce qui nécessitera de nombreux changements fondamentaux, et éliminer le carbone (par exemple, Nathalie Mayer, "Nous n'arriverons pas à éliminer les 10 milliards de tonnes de CO2 par an annoncés pour 2050", 7 octobre 2023). L'innovation technique constituée par l'élimination du carbone ne suffira pas à elle seule.

En suivant Toynbee, si nous décidions de ne compter que sur l'innovation technique pour répondre au défi du changement climatique, nous pourrions nous concentrer sur une réponse inadéquate à une pression très réelle. En conséquence, une telle réponse pourrait contribuer à l'effondrement des civilisations du XXIe siècle.

Au contraire, une réponse conçue pour inclure des changements internes créatifs, comme nous l'avons vu précédemment, ainsi que, pourquoi pas, des innovations techniques, pourrait être la voie à suivre.

Maintenant que nous avons vu qu'il est nécessaire d'apporter des changements multidimensionnels à nos civilisations du XXIe siècle, et que ceux-ci doivent être principalement constitués d'évolutions internes, donc de façons de vivre et de valeurs fondamentalement nouvelles, comment pouvons-nous imaginer et créer ces changements? Comment pouvons nous concevoir une telle réponse aux nombreux défis auxquels nous sommes confrontés?

Répondre aux défis : un processus en deux étapes

1ère étape - Création et groupe créatif

"La responsabilité de quelques-uns"

Pour que la croissance se produise, pour répondre aux défis et aux pressions, une société a donc besoin d'idées réellement créatives, prenant en compte tous les facteurs et éléments constitutifs tant des défis que de la société.

S'inspirant notamment du philosophe Bergson (Les Deux Sources de la Morale et de la Religion), l'auteur insiste sur le fait que le processus créatif est "l'affaire de quelques-uns", seuls capables de le mener à bien. Afin de ne pas succomber à leur génie, notamment à cause du rejet et de l'incompréhension, les créateurs devront, par la suite, enseigner les nouvelles voies aux "masses non créatives" (pp. 209-216).

Pour la phase de création, d'imagination et de conception, les individus créatifs (pp. 217-230) et les groupes créatifs (pp. 230-241) ont besoin de se retirer de la société pour mener à bien le processus créatif nécessaire. Parfois, ce retrait peut leur être imposé (ibid.). Le retrait est nécessaire pour s'éloigner des distractions et des obligations sociales (ibid.).

Comme exemples d'individus créatifs, Toynbee se réfère à ce qu'il appelle les "grands pionniers", tels que "Saint Paul, Saint Benoît, Saint Grégoire le Grand, le Bouddha, Mahomet, Machiavel, Dante" (pp. 217-230).

En ce qui concerne les groupes créatifs, Toynbee parle de sous-sociétés, "parties constitutives des sociétés". Il cite notamment l'Italie "dans le deuxième chapitre de la croissance de la société occidentale". Entre le milieu du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle, l'Italie se retira des luttes "féodales tumultueuses", ce qui permit le développement intensif des "plus grandes réalisations du génie italien" dans tous les arts, lesquelles purent ensuite se diffuser (pp. 231-233). Un autre exemple est celui d'Athènes pendant la deuxième période de croissance de la société hellénique. Athènes dut relever le défi de la surpopulation au VIIIe siècle avant J.-C. et pendant deux siècles chercha puis trouva une solution originale, ce qui lui permit d'assumer un un nouveau rôle plus dynamique, influent et impliqué, à partir du Ve siècle avant J.-C. (pp. 230-231).

Nous déduisons des exemples de Toynbee que le "groupe créatif" peut être constitué de différentes entités, de différentes tailles, avec différentes caractéristiques. Il doit cependant être organisé - même de manière informelle - de manière à permettre la mise en oeuvre de l'étape suivante du processus.

Nous devons également considérer, même si cela est difficile pour notre pensée du XXIe siècle, que les processus créatifs dont parle Toynbee furent longs et durèrent plusieurs siècles. Cette question du temps, compte tenu de l'urgence des défis auxquels les civilisations du XXIe siècle sont confrontées, d'une part, et de l'accélération perçue du temps, d'autre part, mérite une réflexion et des recherches plus approfondies.

Le pouvoir non créatif du groupe dominant

Même si nous disposons d'exemples historiques montrant le succès de la création en réponse à des défis civilisationnels, il n'y a pas de fatalité heureuse à voir un individu ou un groupe créatif réussir face à de telles pressions. Si les individus et les groupes créatifs ne parviennent pas à trouver la réponse créative adéquate aux défis rencontrés, alors la civilisation succombera (pp.214-243, 245).

Si jamais le groupe créatif devait manquer de pouvoir de création et être incapable de concevoir une réponse vraiment créative et adéquate, alors ce qui était initialement le groupe créatif deviendrait un simple groupe "dominant" (p.246).

S'appuyant sur l'histoire, Toynbee explique que, le plus souvent, le groupe créatif qui a réussi à résoudre les problèmes passés est rarement celui qui résoudra les problèmes à venir (pp. 307-317). Il devient alors un groupe dominant et non un groupe créatif, ce qui conduit à l'effondrement d'une civilisation.

Il est donc essentiel, compte tenu du nombre de défis et de pressions auxquels le XXIe siècle est confronté (voir article 1), qu'une véritable créativité soit encouragée dans nos civilisations, aussi difficile que cela puisse être. Sans être pessimiste, on peut toutefois se demander si des groupes dominants peuvent vraiment, compte tenu du nombre et de l'intensité des intérêts en jeu, permettre à d'autres de développer des solutions créatives, puis de les diffuser (voir Hélène Lavoix, Les chroniques d'Everstate – “2212 EVT : Les enjeux idéologiques d'une vision du monde dépassée"et "2212 EVT : Les enjeux matériels d'une vision du monde dépassée", RTAS, février 2012).

En termes de géopolitique et de relations internationales, l'argument de Toynbee implique que les États-Unis, qui ont été l'architecte de la Pax Americana et du consensus de Washington, et la première puissance de ces quarante dernières années, ne seront probablement pas le "groupe créatif" qui renouvellera les civilisations mondiales confrontées aux défis du 21e siècle. Les États-Unis n'ont en effet pas pris l'initiative de relever le défi du changement climatique. Par exemple, si l'on considère que nous voulons limiter le réchauffement à 1,5°C - en supposant que les émissions américaines sont restées stables par rapport à 2019 - 2024 est l'année où le budget carbone des États-Unis sera épuisé (par exemple, Hélène Lavoix, "Effondrement climatique : Vers la guerre pour réduire les émissions de CO2 ?“, RTAS19 septembre 2023). Par ailleurs, les événements internationaux récents mettent en évidence une perte d'influence qui tend à impacter constamment les actions américaines, non seulement en Asie mais aussi au Moyen-Orient (e.g. Jean-Michel Valantin, "La guerre à Gaza et le pivot de la Chine vers le Moyen-Orient"et "De la guerre de Gaza à la grande guerre entre les États-Unis et la Chine (2) ?"RTAS, 22 novembre et 26 décembre 2023), sans parler de l'expansion des organismes régionaux tels que les BRICS en BRICS+ (BRICS+, "Brics to add Argentina, Egypt, Ethiopia, Iran, Saudi Arabia and UAE as new members"24 août 2023). Ces signaux d'une perte d'influence américaine tendraient à souligner que, si les États-Unis ont été un corps créatif dans le passé, la troisième décennie du XXIe siècle montre de plus en plus que l'Amérique devient un simple groupe dominant. On peut donc s'attendre à des rébellions et sécessions ayant pour objectif le détachement de leur civilisation.

Sans recul, il est bien sûr plus difficile d'identifier les individus ou les groupes qui font preuve d'une réelle créativité face aux défis du 21e siècle. Il se peut qu'ils soient encore en phase de retrait et que nous ne les voyions pas. Il se peut que le couple Chine-Russie, comme le craignent les Etats-Unis, soit le groupe créatif qui répondra de manière adéquate aux défis actuels (Hélène Lavoix, "L’intérêt national américain", RTAS, 22 juin 22). Cependant, la gestion sino-russe des défis du changement climatique ne suggère pas non plus que ces deux pays soient le groupe créatif évident pour l'avenir (Hélène Lavoix, "Effondrement climatique..."). Il est probable que le ou les groupes créatifs, compte tenu de l'ampleur des changements à accomplir, seront des entités qui ne sont pas ou pas seulement des États modernes. Un exercice de prospective stratégique complet devrait être réalisé sur ce thème.

2e étape : mimêsis

En supposant qu'une création véritable et adéquate ait eu lieu en réponse aux pressions et aux défis, les individus et les groupes créatifs doivent retourner dans la société pour diffuser leur création (pp. 209-241).

Ils doivent s'assurer que la "majorité non créative" suit leur exemple et "brise le gâteau des coutumes" (une expression que Toynbee a empruntée à Walter Bagehot(3) - pp. 214-216).

Selon Toynbee, c'est par la mimêsis, c'est-à-dire l'imitation, une "caractéristique générique de la vie sociale", que la "majorité non créative" en vient à adopter la nouvelle réponse créative (p.216). Parmi les exemples de mimêsis, on peut citer le comportement de fan, la mentalité de troupeau, les influenceurs et leurs suiveurs, ainsi que l'admiration automatique pour les signes de statut, les tentatives d'acquisition de ces signes et la reproduction des comportements correspondants.(4) La mimêsis est nécessaire parce que le groupe créatif ne doit pas seulement diffuser des idées entièrement nouvelles - et adéquates - mais aussi de véritables changements de valeurs, de modes de vie et de comportements, parfois dans des domaines très pratiques du quotidien.

Toynbee décrit succinctement la manière dont la mimêsis se déroule :

"Afin d'entraîner la majorité inerte dans le sillage de la minorité active, la méthode idéale de l'inspiration individuelle directe a toujours dû être renforcée par la méthode pratique de l'entrainement social de masse [mimêsis] - un exercice habituel de l'humanité primitive, qui peut être mis au service de la cause du progrès social lorsque de nouveaux dirigeants prennent le commandement et donnent de nouveaux ordres de marche.

La mimêsis peut conduire à l'acquisition de "biens sociaux" - aptitudes, émotions ou idées - dont les acquéreurs ne sont pas à l'origine et qu'ils n'auraient jamais possédés s'ils n'avaient pas rencontré et imité ceux qui les possédaient".

Somervell, A Study of History... p.216.

De ces paragraphes, nous pouvons déduire deux points.

Premièrement, le groupe créatif ne peut déclencher la mimêsis qu'à partir d'un endroit d'où il dirige ceux qui le suivent, ses partisans. Cela implique que le retrait que le groupe créatif opère pour créer ne signifie pas une sortie de la société, mais seulement une retraite temporaire. Il est probable que le groupe créatif retrouve au moins un minimum de pouvoir et de statut lorsqu'il revient pleinement à la vie en société. Qui plus est, pour devenir un groupe leader, le groupe créatif devra affronter d'autres groupes, ce qui implique une lutte de pouvoir ainsi que la mobilisation de partisans, ce que Toynbee passe sous silence, mais qu'il ne faut pas oublier.

Deuxièmement, l'argument de Toynbee soulève une question. Pourquoi les masses ou une partie d'entre elles choisiraient-elles les nouvelles idées et méthodes plutôt que les anciennes, étant donné que dans les deux cas, le même processus, la mimêsis, est à l'oeuvre. Une partie de la réponse peut être liée aux nouveaux biens sociaux que ceux qui utilisent la mimêsis acquièrent et qu'ils n'auraient pas obtenus sans imitation. Cela peut les amener à choisir de nouvelles idées et de nouvelles méthodes plutôt que des pratiques anciennes, par exemple si leur ancien comportement et la mimêsis passée ne leur ont pas permis d'acquérir suffisamment de biens sociaux, et s'ils voient un intérêt - y compris dans la satisfaction de leurs besoins - à acquérir les nouveaux biens sociaux.

Ainsi, la mimêsis, même si elle est le seul processus possible pour que la réponse créative soit largement adoptée, apparaît néanmoins comme incertaine. Le groupe créatif doit pouvoir favoriser la mimêsis et la majorité doit voir un intérêt à changer l'objet de sa mimêsis.

Ensuite, lorsque la mimêsis se met en place, Toynbee met en évidence diverses réactions qui peuvent être déclenchées et qui auront un impact à la fois sur le processus mimétique et sur l'avenir des civilisations lorsqu'elles seront confrontées à des défis et à des pressions (pp. 279-307). En effet, comme nous nous sommes demandé si les groupes d'intérêts existants permettraient la créativité et sa diffusion rapide, nous pouvons également nous demander comment ces groupes d'intérêts réagiraient à la diffusion des changements mimétiques liés à une réponse véritablement créative aux défis et pressions.

Lorsque les nouveaux éléments créatifs de la réponse sont introduits dans la société, de nouvelles forces sociales, constituées selon l'auteur d'émotions, d'aptitudes et d'idées, sont libérées (p. 279). Cependant, les institutions existantes de la société, construites dans le passé, ne sont pas faites pour gérer ces nouvelles forces. Dès lors, des désaccords et des tensions apparaissent.

Idéalement, de nouvelles institutions devraient être construites pour les nouvelles approches. Mais ce n'est qu'un idéal qui est impossible dans la réalité (Ibid.).

Dans le meilleur des cas, les nouvelles approches sont appliquées dans l'ensemble de la société par le biais de nouvelles institutions adaptées qui coexistent avec les anciennes, tandis que ces dernières évoluent et s'adaptent harmonieusement à la nouveauté. Dans ce cas, une nouvelle étape de croissance pour la civilisation existante ou une nouvelle civilisation, capable de faire face aux défis et aux pressions, émerge. Toynbee appelle ce cas "ajustement“.

Il se peut aussi que les anciennes institutions ne soient pas en mesure de gérer les nouvelles approches en les adaptant et qu'elles les bloquent. Nous avons alors deux possibilités.

Dans un premier cas, les anciennes institutions finissent par s'effondrer. C'est ce que Toynbee appelle une "révolution". Nous devons alors faire face à des "actes de mimêsis retardés et proportionnellement violents" (p.280). En effet, le processus mimétique d'adoption des nouvelles approches est contrecarré par les anciennes institutions. Il en résulte un retard et, à mesure que ce retard s'allonge, la puissance contenue s'accroît, jusqu'à ce que les anciennes institutions ne puissent plus contenir ce qui est nouveau, et finit par faire irruption avec violence. L'exemple évident choisi par Toynbee est la Révolution française de 1789, inspirée à la fois par la Révolution américaine et par deux générations de "glorification" des réalisations anglaises en France grâce aux Lumières (p. 280-281).

Dans un second cas, les anciennes institutions ne s'effondrent pas, mais contrecarrent avec succès les nouvelles approches. Toynbee qualifie ce cas d' "énormité". Cela équivaut à une "mimêsis frustrée" (p.281), et conduit à l'effondrement de la société et de la civilisation.

Dans une société donnée, les trois "ajustement, révolution et énormité" peuvent coexister dans différents secteurs. Si l'"ajustement" harmonieux prévaut, la civilisation se renouvelle. Si les révolutions l'emportent, la croissance et donc la survie de la civilisation "deviennent de plus en plus hasardeuses". Si l'"énormité" prévaut, la civilisation s'effondre (p. 281).

Aussi tragiques que soient certains de ces avenirs, Toynbee nous offre également quelques lueurs d'espoir supplémentaires. Il explique que l'on peut faire sécession d'une civilisation qui court à sa perte. Nous aborderons la création d'une nouvelle civilisation par la sécession dans un autre article.

Notes

(1) Toynbee décrit principalement le processus de réponse pour la phase de croissance après la naissance d'une nouvelle civilisation. Cependant, nous supposons ici que le processus décrit pour la croissance est similaire au processus nécessaire à la création d'une nouvelle civilisation. En outre, les idées de l'auteur sont si intéressantes et parfois si surprenantes qu'il serait erroné de ne pas les présenter.

(2) Sur un sujet connexe mais distinct, qui renforce néanmoins l'argument de Toynbee, Daron Acemoglu et Simon Johnson soulignent que la technologie seule n'apporte pas le progrès ; c'est un outil qui doit être "mis sous contrôle" pour atteindre des objectifs de gouvernance tels que la démocratie, l'autonomisation des personnes ou la prospérité généralisée, Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity, (MIT Press, 2023).

(3) Walter Bagehot, Physique et politique, 1872 : voir, par exemple, Calvet Henri, "Un économiste victorien : Walter Bagehot", In : Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 3 N°2, Avril-juin 1956. pp. 156-163.

(4), Il serait intéressant d'examiner la théorie mimétique du désir de René Girard à la lumière des travaux de Toynbee.

Publié par Dr Helene Lavoix (MSc PhD Lond)

Dr Hélène Lavoix is President and Founder of The Red Team Analysis Society. She holds a doctorate in political studies and a MSc in international politics of Asia (distinction) from the School of Oriental and African Studies (SOAS), University of London, as well as a Master in finance (valedictorian, Grande École, France). An expert in strategic foresight and early warning, especially for national and international security issues, she combines more than 25 years of experience in international relations and 15 years in strategic foresight and warning. Dr. Lavoix has lived and worked in five countries, conducted missions in 15 others, and trained high-level officers around the world, for example in Singapore and as part of European programs in Tunisia. She teaches the methodology and practice of strategic foresight and early warning, working in prestigious institutions such as the RSIS in Singapore, SciencesPo-PSIA, or the ESFSI in Tunisia. She regularly publishes on geopolitical issues, uranium security, artificial intelligence, the international order, China’s rise and other international security topics. Committed to the continuous improvement of foresight and warning methodologies, Dr. Lavoix combines academic expertise and field experience to anticipate the global challenges of tomorrow.

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