La nouvelle course à l'espace (1) - Les BRICS et l'exploitation minière de l'espace

La Russie, l'Inde, le Japon, la Chine, les Émirats arabes unis, les États-Unis, l'Agence spatiale européenne, etc. envoient tous des robots sur la Lune ou sur Mars. Le 26 septembre 2022, la NASA américaine a projeté volontairement un vaisseau spatial sur l'astéroïde Dimorphos. La précision et la force de l'impact ont été telles qu'elles ont ouvert un cratère au milieu de l'astéroïde, tout en modifiant sa trajectoire (Keith Cooper, "La mission DART de la NASA a donné une nouvelle forme à l'astéroïde Dimorphos. Voici comment“, Espace.com21 mars 2024).

Ces pays et organisations internationales développent tous des moyens d'intervenir matériellement sur les corps spatiaux.

Ressources, ressources

En s'appuyant sur les travaux d'Hélène Lavoix article fondateurqui a identifié le problème en premier, l'exploitation des terres rares ou des minéraux communs est essentielle à tous les aspects de la civilisation contemporaine (Hélène Lavoix, "Au-delà de la peur des objets géocroiseurs : Exploiter les ressources de l'espace ?“, The Red Team Analysis Society(18 février 2013).

En effet, ces minéraux sont essentiels à la base matérielle de la transition énergétique mondiale actuelle, y compris la renaissance nucléaire qui y est liée, au développement exponentiel de l'IA et de sa militarisation et de l'économie numérique, au développement de la vie urbaine, et au développement rapide des pays asiatiques (" ".RÉSUMÉ - Dans le cadre de la transition vers l'énergie propre, les minéraux critiques posent de nouveaux défis à la sécurité énergétique“, Agence internationale de l'énergie / AIEmars 2022).

Il n'est donc pas surprenant que les mines, les gisements de minerai et les perspectives géologiques soient, d'une manière ou d'une autre, de plus en plus importants dans les conflits, les guerres et les réalignements géopolitiques actuels.

Par exemple, on peut noter que plusieurs pays africains, asiatiques et sud-américains sont membres de la Belt&Road chinoise, sachant que le but de cette grande stratégie chinoise est d'amener des ressources en Chine (Jean-Michel Valantin, "La Chine et la nouvelle route de la soie : Des puits de pétrole à la lune... et au-delà “, Analyse de l'équipe rouge, 6 juillet 2015).

Par exemple, le Niger adhère à l'initiative chinoise Belt & Road et la Chine continue d'exploiter le gisement d'uranium Azelik-Abokurum dans le pays, tout en expulsant les forces militaires françaises sont expulsées et les opérations terminées avec le nucléaire français Orano et le canadien GoviEx (voir Hélène Lavoix, Niger : une nouvelle menace grave pour l'avenir de l'énergie nucléaire française ?The Red Team Analysis Society, 21 juin 24 ; Le monde de l'uranium 1 et Le monde de l'uranium 2RTI, "Niger embraces Russia for uranium production leaving France out in the cold" 13 novembre 2024).

L'exploitation minière de l'espace contre les "limites de la croissance"

Cependant, la pression sans cesse croissante sur les ressources géologiques place la dynamique actuelle du développement mondial sur une trajectoire de collision avec les "limites géologiques à la croissance" (Gaya Herrington, "Mise à jour de Limits to Growth, Comparaison du modèle World 3 avec les données empiriques“, KPMG LLP(Université de Stanford, 2020).

Dans ce contexte d'épuisement progressif des ressources minérales, les corps spatiaux sont de plus en plus attractifs, car ils sont riches de "fortes concentrations de métaux rares - platine et or pour l'électronique, nickel et cobalt pour la technologie des catalyseurs et des piles à combustible, et bien sûr le fer" (Bertrand Dano dans Robert C. Jones Jr, ".La nouvelle course à l'espace : l'extraction de minéraux sur les astéroïdes“, News@TheUUniversité de Miami, 10/09/2024)...

Atteindre ces gisements, les exploiter et les ramener sur Terre nécessite de renforcer la robotique, la technologie spatiale et les dimensions de l'intelligence artificielle (Jean-Michel Valantin, "Exploitation minière de l'espace, intelligence artificielle et transition“, The Red Team Analysis Society(19 mars 2018).

En effet, les atterrisseurs lunaires et astéroïdes et les robots miniers devront être fortement autonomes. La course à l'exploitation minière de l'espace comporte donc d'immenses défis technologiques et des obstacles financiers. Et pourtant, elle a lieu.

Si nous adoptons un point de vue géopolitique, il semble que la course à l'exploitation minière de l'espace se déroule entre deux grands "partenariats géopolitiques", à savoir "l'Occident" d'une part et "les BRICS" d'autre part.

Les premiers BRICS sont le groupe composé du Brésil, de l'Inde, de la Russie, de la Chine et de l'Afrique du Sud.

En 2023, le groupe a intégré l'Égypte, l'Iran, l'Éthiopie et les Émirats arabes unis, tandis que l'Arabie saoudite envisage encore l'invitation (Fyodor Lukyanov et al., " Sommet des BRICS 2024 : une alternative en expansion“, Conseil des affaires étrangères et Conseil des conseils, 7 Novembre, 2024).  

Les membres des BRICS, ainsi que les États-Unis et l'Union européenne, développent des projets et des stratégies d'exploitation minière de l'espace. Ainsi, cette course projette les compétitions stratégiques actuelles entre les pays occidentaux et les pays du BRICS dans l'espace extra-atmosphérique. Par conséquent, la course à l'exploitation minière de l'espace devient la "poursuite de la géopolitique par des moyens spatiaux".

Nous allons étudier quels sont les pays BRICS qui se lancent dans la course à l'exploitation minière de l'espace. Nous verrons ensuite comment cette course est intimement liée au développement de l'intelligence artificielle. Enfin, nous soulignerons que cette course est aussi une course géopolitique, et donc une préparation potentielle à des réalignements (pas si) futurs.

Exploitation minière de l'espace BRICS

Emmenez-moi sur la Lune !

En 2023, l'atterrisseur lunaire indien Chandraayan 3 s'est posé près du pôle sud de la Lune (Geeta Pandey, "Chandrayaan-3 : India makes historic landing near Moon's south pole", BBC23 août 2023). En 2024, l'Agence spatiale chinoise a fait atterrir un nouveau rover lunaire, également sur le pôle sud de la Lune (Ben Turner, "Un rover chinois rapporte des échantillons historiques de la face cachée de la Lune, qui pourraient contenir des secrets du passé profond de la Terre“, Live Science25 juin 2024).

En 2023, la mission russe a échoué au dernier moment. Cependant, la Russie renouvellera son lancement dans les mois à venir ( Guy Faulconbridge, "La première mission lunaire russe depuis 47 ans s'écrase sur la Lune en vain“, Reuters21 août 2023).

Le pôle sud de la Lune attire cette nouvelle vague d'exploration robotique parce qu'il pourrait contenir de l'eau dans les cratères. Cette région lunaire est fortement exposée au soleil. Les robots lunaires peuvent donc utiliser à la fois l'énergie solaire et l'eau pour construire des bases permanentes (Guy Faulconridge, "Explainer : Moon mining - Why major powers are eyeing a lunar gold rush ?", ReutersLe 11 août 2023. Ces atterrisseurs et robots bénéficient des progrès exponentiels de l'apprentissage automatique de l'IA (Ayaan Naha, "Comment les rovers utilisent-ils l'apprentissage automatique pour naviguer sur Mars et la Lune ?“, Moyen12 octobre 2023).

Être ou ne pas être sur Mars

Deux rovers et un hélicoptère robotisé américains, un rover des Émirats arabes unis et un rover chinois explorent déjà la surface de Mars. La Russie, l'Inde, l'Union européenne et les États-Unis préparent de nouvelles missions martiennes. Si les États-Unis et l'Union européenne ont déjà lancé des êtres humains dans l'espace et sur la Lune, certains des BRICS - la Russie, la Chine et les Émirats arabes unis - sont également des pays spatiaux.

La Chine a même construit sa propre station spatiale, tandis qu'elle multiplie les partenariats spatiaux avec la Russie et a envoyé des robots sur la Lune. La Russie est un pays historique dans le domaine spatial et relance son programme d'alunissage (Jean-Michel Valantin, "Le robot Chine-Russie et la coopération spatialeChine (1), Russie (2), The Red Team Analysis Society, 22 janvier 2018 et "La course aux ressources lunaires a commencé, déclare le chef des services spatiaux russes après l'échec de la mission lunaire“, Reutersaoût 2023).

La Russie va sur la Lune

Certains membres éminents des BRICS, comme la Russie, expriment ouvertement leurs intentions et leurs objectifs en matière d'exploitation minière de l'espace. Après l'échec de l'alunissage d'un vaisseau spatial russe en août 2023, Boris Yusimov, chef de Roskosmos, a déclaré :

" Il ne s'agit pas seulement du prestige du pays et de la réalisation de certains objectifs géopolitiques. Il s'agit d'assurer des capacités défensives et de parvenir à une souveraineté technologique... Aujourd'hui, cela a également une valeur pratique car, bien sûr, la course au développement des ressources naturelles de la Lune a commencé. Et dans le futur, la Lune deviendra une plateforme pour l'exploration de l'espace lointain, une plateforme idéale. " ("La course aux ressources lunaires a commencé, déclare le chef des services spatiaux russes après l'échec de la mission lunaire“, Reutersaoût 2023).

La Chine sur la Lune

La Chine, l'autre principal moteur des BRICS avec la Russie, élabore également des plans d'exploitation de la Lune et des astéroïdes. En effet, en 2023, le gouvernement chinois a soumis une proposition au groupe de travail de l'ONU sur les utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique. Le document chinois vise à établir la légalité de l'exploitation des ressources spatiales, en respectant le cadre du Traité sur l'espace extra-atmosphérique de 1967. Ainsi, la Chine propose d'exploiter les ressources spatiales sans annexions nationales de la Lune ou d'autres corps célestes (Andrew Jones, "La Chine définit sa position sur l'utilisation des ressources spatiales“, Nouvelles de l'espace6 mars 2024.

En mai 2024, l'agence spatiale chinoise a lancé la mission Chang'e 6. À cette occasion, un rover lunaire a prélevé des échantillons de la surface de la Lune. Ceux-ci ont été ramenés sur Terre le 25 juin 2024. Cette mission précède les missions Chang'e 7 et 8 qui devraient avoir lieu respectivement en 2026 et 2028. Ces missions exploreront la disponibilité des ressources lunaires ainsi que le pôle sud de la Lune (Andrew Jones, "La mission chinoise Chang'e 7 s'attaque au cratère Shackleton”, Nouvelles de l'espace30 janvier 2024).

Ils contribueront à établir les conditions technologiques d'une base lunaire permanente, robotisée et habitée, vers 2030, la station internationale de recherche lunaire (International Lunar Research Station, ILRS). Ce projet implique déjà la Russie, ainsi que de nombreux autres pays. Parmi eux, le Venezuela, le Belarus, le Pakistan, l'Azerbaïdjan, l'Afrique du Sud, l'Égypte, le Nicaragua, la Thaïlande, la Serbie et le Kazakhstan. La Turquie est candidate. Il est intéressant de noter que tous ces pays font partie de l'initiative chinoise Belt & Road. En septembre 2021, la France, l'Italie, les Pays-Bas et l'Allemagne discutaient également d'une éventuelle participation (https://tass.com/science/1343047 et Andrew Jones, "La Chine souhaite que 50 pays participent à la construction de sa base lunaire ILRS”, Nouvelles de l'espace, 23 juillet 2024, Aedan Yohannan, "La stratégie spatiale de la Chine éclipse les ambitions américaines"., L'intérêt national, 11 mars 2024 et Jean-Michel Valantin, "La Chine et la nouvelle route de la soie : Des puits de pétrole à la lune... et au-delà “, Analyse de l'équipe rouge, 6 juillet 2015).

L'axe principal de cette coopération est la construction de l'ILSR, officiellement annoncée en 2021. Puis, en mars 2024, la partie russe a dévoilé le projet de construction d'une centrale nucléaire, afin de produire suffisamment d'électricité pour l'ILSR. Cette centrale nucléaire devrait être construite entre 2033 et 2035 ( Julianna Suess et Jack Crawford, "La Russie et la Chine réaffirment leur partenariat spatial”, RUSI12 avril 2024.

Ce projet s'inscrit dans la densité des partenariats spatiaux et robotiques que la Russie et la Chine développent. Cette coopération s'approfondit depuis 2017 et la signature d'un accord mammouth en matière de coopération spatiale (Jean-Michel Valantin, "The China-Russian Robot and space cooperation", ibid ).

Dans ses grandes lignes, cet accord établit que la Chine travaille à la modernisation des lanceurs spatiaux et des engins spatiaux. De son côté, la Russie développe des robots capables d'intervenir dans des environnements extrêmes, comme l'espace extra-atmosphérique. En l'occurrence, pour la Russie comme pour la Chine, le développement de robots et de sondes autonomes implique le développement de l'IA. En effet, cette technologie est déterminante dans la production et l'utilisation des robots (Valantin, ibid).

Les EAU et les astéroïdes

En attendant, les Emirats Arabes Unis préparent la Mission des Emirats vers les astéroïdes de 2028. Les EAU sont une puissance spatiale (Jean-Michel Valantin, "La grande stratégie des Émirats arabes unis pour l'avenir - De la terre à l'espace”, The Red Team Analysis Society(4 juillet 2016). Leur sonde robotique "Hope" explore Mars depuis 2021. L'objectif de cette mission est d'envoyer une sonde qui survolera six astéroïdes en 2034. Elle continuera ensuite à orbiter autour d'un septième astéroïde. Ensuite, un robot est censé se poser sur cet astéroïde (Jeff Foust, "Les Émirats arabes unis présentent leurs plans pour une mission sur un astéroïde“, Nouvelles de l'espace3 juin 2023).

La partie scientifique de cette mission implique un partenariat avec le Laboratoire de physique atmosphérique et spatiale de l'Université de Boulder, Colorado (Foust, ibid). Ce partenariat peut être interprété comme le fait que les EAU ont besoin d'accéder à certains niveaux de technologie et de capacités scientifiques qu'ils ne peuvent pas encore développer.

Quels sont les enjeux ?

 Il est donc important d'établir la complexité stratégique des enjeux de l'exploitation minière de l'espace.

Les principaux pays des BRICS dans le domaine de l'exploitation minière de l'espace sont les Émirats arabes unis, la Russie et la Chine. Si l'Inde est aujourd'hui une nation spatiale, ses ambitions en matière d'exploitation minière de l'espace ne sont pas encore établies à ce jour.

Exploitation minière de l'espace et puissance nationale dans l'espace

La R&D et la projection de capacités d'exploitation minière de l'espace sur la Lune et les astéroïdes sont également un moyen de projeter la puissance nationale dans le système solaire. Ainsi, l'espace lointain devient à la fois l'extension et le soutien de la puissance nationale. Compte tenu du développement de l'IA et de l'industrialisation sur Terre, l'exploitation minière de l'espace pourrait transformer le système solaire en un immense système de ressources.

L'extraction de ces ressources sera possible grâce à d'énormes investissements nationaux. En d'autres termes, les vaisseaux et robots miniers de l'espace vont littéralement "nationaliser" l'espace lointain et le convertir en sphères d'influence. Toutefois, cette situation peut engendrer des divergences entre ces nouvelles pratiques spatiales et le traité de l'ONU sur l'espace extra-atmosphérique de 1967. Les principes du traité établissent, entre autres, que "l'exploration et l'utilisation de l'espace extra-atmosphérique se feront au profit et dans l'intérêt de tous les pays et seront l'apanage de l'humanité tout entière" ;

  • l'espace extra-atmosphérique est libre pour l'exploration et l'utilisation par tous les États ;
  • l'espace extra-atmosphérique ne peut faire l'objet d'une appropriation nationale par revendication de souveraineté, par voie d'utilisation ou d'occupation, ou par tout autre moyen ;..." (Nations unies, Bureau des affaires spatiales)

Ainsi, l'appropriation des ressources disséminées dans le système solaire par des entreprises spatiales publiques ou privées peut avoir des répercussions juridiques et politiques. Ainsi, les intérêts nationaux qui animent la course à l'exploitation minière risquent de générer des tensions importantes avec et au sein du système onusien au moment de sa "spatialisation".

Hyper dominance ?

Enfin, l'exploitation minière de l'espace pourrait devenir un moyen industriel d'exercer une domination à partir d'une nouvelle définition d'un "terrain très élevé". En effet, depuis 1945 et le début de la course aux missiles et à l'accès à l'espace, l'orbite terrestre et la Lune ont été considérées par les pays spatiaux comme le nouveau lieu de domination stratégique (William Burrows, Ce nouvel océan, 1998). Ainsi, la présence de flottilles d'engins spatiaux et de robots dans l'espace au cours de la prochaine décennie pourrait devenir une nouvelle course aux éléments bruts et à la "puissance brute".

Comme ce fut le cas, par exemple, avec les interactions entre les technologies des radars, des fusées et des satellites, qui sont devenues des briques technologiques mutuelles de 1940 à aujourd'hui, l'exploitation minière de l'espace est en train de préparer rapidement le terrain pour la nouvelle échelle de développement de la puissance spatiale. Cette nouvelle séquence pourrait bien s'étendre de la Terre à la ceinture d'astéroïdes ( Neil Sheehan, Une paix ardente dans une guerre froide, Bernard Schriever et l'arme ultimeRandom House, 2009).

Il se trouve que l'élan des BRICS vers l'exploitation minière de l'espace est une course, car il s'agit également d'une compétition avec les pays occidentaux. Nous devons donc à présent examiner les enjeux géopolitiques de l'exploitation minière de l'espace dans les pays occidentaux.

De l'uranium pour la renaissance nucléaire américaine : Répondre à des besoins sans précédent (1)

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Les États-Unis ont planifié une renaissance nucléaire. Ils visent à atteindre une capacité de 300 GWe d'ici à 2050 pour l'énergie nucléaire et envisagent deux scénarios pour atteindre cet objectif (U.S. Department of Energy -DOE, Pathways to Commercial Liftoff: Advanced Nuclear, 30 septembre 2024).

Ce développement du futur parc américain de réacteurs va générer de formidables défis et incertitudes auxquels les Etats-Unis vont devoir faire face (Hélène Lavoix, "Vers une renaissance nucléaire américaine ?The Red Team Analysis Society, 15 octobre 2024). Qui plus est, les États-Unis vont devoir également être en mesure d'alimenter cette renaissance nucléaire. Cela signifie qu'ils devront d'abord disposer d'uranium, ce qui suppose de l'extraire, avant même de songer à le transformer, de la conversion à la fabrication de combustible par l'enrichissement.

Comment donc les objectifs nucléaires américains se traduisent-ils en termes de besoins en uranium ? Que cela implique-t-il ?

Dans cet article, nous nous concentrons sur les besoins en uranium de la renaissance nucléaire américaine et sur les moyens de les satisfaire, notamment en termes de sécurité d'approvisionnement. Dans le prochain article, nous examinerons la manière dont les besoins en uranium de la renaissance nucléaire américaine et la politique d'approvisionnement actuelle des États-Unis peuvent avoir un impact sur le marché mondial de l'uranium, notamment à la lumière de l'essor nucléaire de la Chine, avec des conséquences en retour sur les options américaines en matière d'approvisionnement en uranium.

Pour ces deux articles, nous utilisons le scénario 1 du DOE : les unités nucléaires commencent à être construites en 2025 pour être déployées en 2030, et + 13 GWe par an sont ajoutés à partir de 2030 pour atteindre 300 GW de capacité nucléaire en 2050 (US DOE, 2024 Pathways, p. 39).

Examen des besoins en uranium des États-Unis

Selon le DOE, pour atteindre leurs objectifs, les États-Unis devraient "avoir accès à environ 55 000-75 000 tonnes par an de capacité d'extraction et de broyage d'U3O8 pour soutenir 300 GW de capacité nucléaire" (Ibid. p.57).

Les besoins actuels des États-Unis en uranium sont de 21 388 tU sous forme d'U3O8 (18 137 tU - WNA, "World Nuclear Power Reactors & Uranium Requirements", 1 Oct 24).

Si nous supposons que tous les nouveaux réacteurs construits sont au minimum de 3ème Génération(1) (Gen III), on peut considérer que les nouveaux besoins en uranium correspondent à 192 tU sous forme d'U3O8 par GWe et par an à un dosage des résidus de 0,25% (WNA, "Nuclear Fuel Cycle Overview", 24 mai).(2)

Ainsi, le passage à une capacité nucléaire de 300 GW par étapes de 13 GW par an à partir de 2030, comme prévu dans le scénario 1, correspond à une augmentation des besoins en uranium de 2.496 tU en U3O8 par an, à partir de 2029-2030. Par conséquent, à partir de 2045-2046, les États-Unis devront augmenter chaque année leur approvisionnement en uranium d'au moins 61.324 tU en U3O8.

Qu'est-ce que cela représente exactement, à part le fait de devoir répondre à un triplement des besoins en uranium ?

Les premières livraisons supplémentaires sous forme de combustible (et non d'U3O8) devront avoir lieu pour 2030. Cela signifie que pour le déploiement d'un réacteur nucléaire en 2030, l'ensemble du cycle du combustible devra avoir eu lieu avant que le réacteur ne soit chargé pour le premier programme d'essai, lequel dure quelques mois, avant la connexion au réseau. Ainsi, en termes de calendrier, il faut tenir compte du fait que l'uranium extrait et transformé en yellowcake doit ensuite passer par les étapes de conversion, puis d'enrichissement, puis de fabrication du combustible pour être chargé à temps dans un réacteur nucléaire. Cela implique également le transport. Par conséquent, les besoins présentés dans le tableau ci-dessous correspondent à ce qui est nécessaire pour une année spécifique, et non au moment de l'achat, lequel doit avoir lieu auparavant afin de permettre au cycle complet de fabrication du combustible de se dérouler.

Pour le scénario 1, le profil des besoins américains en uranium pourrait se présenter comme portrayé dans le graphique ci-dessous :

Estimations des besoins annuels en uranium des États-Unis - Scénario 1 de la Renaissance Nucléaire Américaine

Les quantités d'uranium à fournir sont énormes. À partir de 2045, elles représentent environ 80% des besoins en uranium du monde entier pour 2024.

Si l'on compare les besoins en uranium des États-Unis à leur production, comme le montre le graphique ci-dessous, l'immense défi que représente l'approvisionnement de la renaissance nucléaire américaine devient plus évident.

Production totale de concentré d'uranium (tU en U3O8) aux États-Unis 2000 - P2024.

En effet, à son apogée en 2014, la production américaine d'uranium a atteint 1.881 tU sous forme d'U3O8 (U.S. Energy Information Administration, Domestic Uranium Production Report, Quarterly 19 Sept 2024, Table 1). Depuis lors, elle est tombée à presque zéro, avec une timide reprise en 2024. Ainsi, le premier besoin supplémentaire d'uranium nécessaire aux plans nucléaires américains représente déjà 1,33 fois le maximum que les États-Unis aient jamais été en mesure de produire. Accessoirement, le pic de production américain de 2014 est inférieur aux 2.000 tU en U3O8 par an de capacité mis en avant dans le document du DOE, 2024 Pathways (p. 57), sans parler de la production 2019-2024.

Actuellement, sans même tenir compte d'une quelconque augmentation de capacité de production d'énergie nucléaire, les besoins nucléaires américains représentent plus de 11 fois le pic de production d'uranium des États-Unis de 2014.

Comment les États-Unis répondent-ils donc à leurs besoins en uranium ? La compréhension de leur politique actuelle d'approvisionnement en uranium devrait nous aider à envisager la manière dont ils pourront faire face à leurs besoins futurs et les défis qu'ils devront relever.

Acheter de l'uranium plutôt que d'en produire

Comme le souligne le DOE, les États-Unis ont "acheté ~22.000 MT" (2024 Pathways..., p. 57). Cela signifie évidemment que ce que les États-Unis ne produisent pas sur leur territoire est acheté ailleurs.

En 2023, la quantité totale d'uranium livrée aux États-Unis était de 19.847,8 t U3O8e, soit une augmentation de 27 % par rapport à 2022. Cette augmentation peut correspondre à la connexion au réseau des réacteurs de Vogtle, ou à une moindre utilisation de l'uranium stocké, ou aux deux. Elle représente 93,27% des besoins des États-Unis pour 2023 (WNA, World Nuclear Power Reactors & Uranium Requirements, Déc. 2023).

Une réduction de l'implication américaine dans l'extraction de l'uranium, sur le territoire national et à l'étranger

Les États-Unis sont confrontés à un double défi, comme le montrent les deux graphiques suivants.

Insuffisance des gisements d'uranium sur le territoire américain

Tout d'abord, comme on pouvait s'y attendre au vu des chiffres de production d'uranium, seuls 4,65% de l'uranium livré provenaient des États-Unis, c'est-à-dire de gisements américains, tandis que 95,35% provenaient de pays étrangers (premier graphique). La situation américaine par rapport au début des années 2000 s'est aggravée, puisque la production d'uranium s'est effondrée depuis 2016.

Par rapport à tous les autres pays producteurs d'uranium, en effet, les États-Unis sont loin d'être en tête en termes de réserves et de ressources d'uranium. Si l'on additionne les réserves et les ressources mesurées et indiquées de 126 mines du monde entier dont les réserves et les ressources sont connues, les États-Unis se classent au 12e rang pour les gisements situés sur leur territoire géographique (cf. Le monde de l'uranium - 1: Mines, États et entreprises - Base de données et graphique interactif).

Ces gisements, si l'on ajoute toutes les mines évaluées sur le territoire américain, s'élèvent néanmoins à 147.820 tU sous forme d'U3O8 (Ibid.). Cependant, cela ne correspond qu'à 6,77 années de besoins en uranium pour 2023, et à 2,41 années de besoins en uranium à partir de 2045-2046.

Dépendance écrasante à l'égard des fournisseurs étrangers

Deuxièmement, seulement 3,88% de l'uranium livré aux États-Unis ont été achetées par des fournisseurs américains, tandis que 96,12% ont été achetées par des fournisseurs étrangers (deuxième graphique). Là encore, la situation s'est considérablement aggravée au cours des deux premières décennies du millénaire, ce qui témoigne du désintérêt des entreprises américaines pour l'uranium.

Qui plus est, les deux graphiques ci-dessus montrent que non seulement la production nationale américaine est faible, mais qu'elle est également assurée en partie par des entreprises étrangères, ce que confirme le graphique ci-dessous (créé avec Le monde de l'uranium - 2). Des sociétés australiennes et canadiennes, en effet, détiennent des parts dans les gisements d'uranium américains.

Par ailleurs, les compagnies minières américaines détiennent, au niveau mondial, relativement peu de réserves et de ressources. Comme elles ont été peu impliquées à l'étranger, à l'exception de quelques mines détenues au Paraguay, en Australie et au Canada, leur part des réserves et des ressources à l'étranger est relativement peu importante (voir Le monde de l'uranium - 2: Mines, États, sociétés et parts de réserves et de ressources - Base de données et graphique interactif).

Dépendance à l'égard des entreprises étrangères et de l'approvisionnement en uranium à l'étranger

Par conséquent, avec peu de production sur le territoire national ou à l'étranger, les États-Unis dépendent abondamment de l'achat auprès de sociétés étrangères d'uranium extrait à l'étranger, principalement par le biais de contrats à long terme (84,08% en 2023) et sur le marché au comptant (14,92% en 2023) (U.S. Energy Information Administration, "Table S1a. Uranium acheté par les propriétaires et les exploitants de réacteurs nucléaires civils américains, 2002-2023", 2023 Uranium Marketing Annual Report, juin 2024).

Les pays auprès desquels l'uranium livré en 2023 a été acheté sont indiqués dans le graphique ci-dessous :

Origine de l'uranium acheté par les propriétaires et exploitants de réacteurs nucléaires civils américains pour livraison en 2023

Comme nous allons le voir maintenant, cette dépendance américaine à l'égard de l'uranium étranger et des opérateurs étrangers fragilise la sécurité de l'approvisionnement en uranium des États-Unis compte tenu de la politique internationale.

Quand la dépendance à l'égard de l'uranium étranger fragilise la sécurité de l'approvisionnement en uranium

Perte de l'uranium de la Russie et du Niger ?

En supposant que la nouvelle administration Trump 2025 ne modifie pas les politiques de 2024 et ne s'efforce pas de rétablir les relations avec la Russie, au 1er janvier 2028 et à la fin du régime d'exemption des sanctions russes, la Russie ne devrait plus être une source d'uranium pour les États-Unis.

En fait, compte tenu de la décision russe d'interdire temporairement l'exportation d'uranium enrichi vers les États-Unis, avec des exceptions en fonction des intérêts russes, la nécessité pour l'Amérique de ne pas dépendre de l'uranium russe pourrait être beaucoup plus proche dans le temps, voire immédiate (Jonathan Tirone, Ari Natter et Will Wade, "Russia takes aim at US nuclear power by throttling uranium“, Mining.com, 15 novembre 2024).

La nécessité de remplacer l'uranium russe pourrait également ne durer "que" tant que la politique américaine à l'égard de la Russie ne changera pas, tout en étant un enjeu parmi d'autres dans d'éventuels changements futurs des relations entre les États-Unis et la Russie.

Il est également probable qu'à l'avenir, le Niger ne soit plus non plus, pour les Etats-Unis, une source d'uranium, compte tenu des développements internationaux (voir Hélène Lavoix, Niger : une nouvelle menace grave pour l'avenir de l'énergie nucléaire française ?, The Red Team Analysis Society, 21 juin 24 ; RTI, "Niger embraces Russia for uranium production leaving France out in the cold" 13 novembre 2024).

Par conséquent, toujours dans l'hypothèse d'une poursuite de la politique de l'administration Biden à l'égard de la Russie par l'administration Trump, en plus des besoins futurs nécessaires à leur renaissance nucléaire, les États-Unis pourraient également avoir besoin de sécuriser annuellement 2.869 tU sous forme d'U3O8 pour remplacer l'uranium russe et nigérien (U.S. Energy Information Administration, "Table 3. Uranium purchased by owners and operators of U.S. civilian nuclear power reactors by origin country and delivery year, 2019-23", 2023 Uranium Marketing Annual Report, juin 2024).

Plus précisément, les fournisseurs d'uranium des besoins américains doivent sécuriser chaque année ces 2.869 tU sous forme d'U3O8.

Augmentation des besoins en uranium et réduction des sources d'approvisionnement possibles

Par conséquent, même si les besoins fournis précédemment par la Russie et le Niger ne sont pas nouveaux, ils devront néanmoins être satisfaits d'une façon nouvelle. Ce sont donc 2.869 tU en U3O8 par an que les États-Unis doivent se procurer jusqu'en 2029, auxquels s'ajouteront ensuite les 2.867 tU en U3O8 supplémentaires chaque année, correspondant à l'augmentation de la capacité nucléaire du scénario 1. Ainsi, d'une part, les besoins ont augmenté et, d'autre part, l'offre disponible a diminué car les gisements russes et nigériens ne sont plus disponibles, jusqu'à ce que les conditions et les politiques changent.

Les exigences américaines, qui doivent donc être satisfaites, sont indiquées dans le graphique ci-dessous :

Estimations des besoins annuels en uranium des États-Unis montrant la part fournie par la Russie et le Niger - Scénario 1 de la renaissance nucléaire américaine

Pour illustrer les achats que les Etats-Unis devraient effectuer pour répondre à ces nouveaux besoins américains en uranium dans le cadre du scénario 1, on peut séparer les besoins certains - ceux qui ont été fournis par la Russie et le Niger - des besoins possibles, issus des plans pour la renaissance nucléaire.

Remplacement de l'uranium provenant de Russie et du Niger

Les besoins annuels de 2.869 tU sous forme d'U3O8, qui étaient auparavant couverts par la Russie et le Niger, pourraient désormais provenir de l'augmentation de la production prévue par la société canadienne Cameco et la société française Orano pour leurs usines de Cigar Lake(3) et McArthur River/Key Lake(4) (pour plus d'informations sur ces entreprises, voir Helene Lavoix, "Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1), Le monde unique de ceux qui extraient l'uranium“, The Red Team Analysis Society, 21 mai 2024). Si l'on regarde pour ces usines la production de 2023 et qu'on la compare à la production attendue pour 2024, l'augmentation de la production pour les deux sites est de 2.847 t d'U sous forme d'U3O8, ce qui correspond à peu près à ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins américains en remplacement de la Russie et du Niger. Dans cette hypothèse, nous imaginons que les partenaires des deux mines et usines vendent toute la production supplémentaire aux Etats-Unis.

Cigar Lake / McLean
Lake mill Mlbs
tU en U3O8McArthur
River / Key Lake mill
Mlbs
tU en U3O8Total MlbstU en U3O8Augmentation
202315.15808.1713.55192.7328.611000
2024186923.65186923.6536138472847
Capacité maximale186923.65259616.17
Durée de vie restante de la mine (années)1316
Fin de la production - (approx.) 20372040
18 Mlbs/an
Sources : 2024 Cigar Lake Technical Report, p.12 ; McArthur River 2019 Technical Report, p. 9, McArthur river ramping down last two years of mine life ; Cameco, Orano

En 2038 et 2041, cependant, ces mines auront atteint leur fin de vie et d'autres sources d'approvisionnement devront être trouvées.

En attendant, comme nous le verrons dans le prochain article, où nous examinerons l'impact des besoins américains en uranium sur le marché mondial de l'uranium, puis les répercussions sur l'approvisionnement en uranium, il se peut que toute la production de ces mines ne soit pas vendue aux États-Unis. Dans ce cas, certaines compagnies nucléaires américaines devraient trouver ailleurs d'autres sources d'approvisionnement. Dans le pire des cas, elles pourraient se retrouver sans avoir suffisamment d'uranium pour alimenter leurs réacteurs, ce qui pourrait entraîner des pénuries d'électricité.

Approvisionnement pour les nouveaux besoins en uranium de la renaissance nucléaire américaine

Les principales mines et usines de production existantes au Canada ont déjà été utilisées dans notre hypothèse pour remplacer l'uranium russe et nigérien (Commission canadienne de sûreté nucléaire, Operating uranium mines and millsRabbit Lake est actuellement en entretien et maintenance et il y reste 14.847 tU de ressources indiquées).

Les États-Unis devront donc acheter de l'uranium ailleurs. Cela nécessite de démarrer l'exploitation de nouvelles mines, comme nous le verrons dans le prochain article.

Ainsi, chaque année, les nouveaux besoins supplémentaires des États-Unis découlant du scénario 1 représenteraient l'équivalent de 10,6% à 11% de l'ensemble de la production kazakhe de 2024, qui devrait atteindre entre 22.500 et 23.500 tU (mise à jour de l'orientation de la production de 2024, "Kazatomprom 1H24 Financial Results and 2025 Production Plan Update", 23 août 2024). Le Kazakhstan est le premier producteur d'uranium au monde.

Cela signifie que pour 2030, les États-Unis auraient besoin de l'équivalent de 10,6% à 11% de la production kazakhe. En 2031, ils auraient besoin de nouveau de 10,6% à 11% supplémentaires, et donc absorberaient l'équivalent de 21,2% à 22% de la production kazakhe. Pour 2032, ils auraient à nouveau besoin de 10,6% à 11%, et absorberaient donc l'équivalent de 31,8% à 33% de la production kazakhe, etc.

A partir de 2045, chaque année, en considérant la totalité des besoins américains, les Etats-Unis absorberaient l'équivalent de près de trois fois la totalité de la production kazakhe de 2024. Les Etats-Unis devront donc "trouver trois Kazakhstan" chaque année pour toujours ou tant que leur capacité d'énergie nucléaire se maintiendra à 300 GWe.

Il s'agit de quantités sans précédent.

Or, l'extraction, la production et le commerce de l'uranium sont des activités qui se déroulent au niveau mondial : les actions d'un acteur à une extrémité de la planète ont un impact sur l'ensemble de l'échiquier mondial de l'uranium, ce qui a en retour des conséquences pour chacun des acteurs. Par conséquent, avant d'examiner les options qui s'offrent aux États-Unis, nous devons d'abord replacer les besoins en uranium des États-Unis dans leur contexte global.

Notes

(1) Les réacteurs nucléaires avancés comprennent les réacteurs de génération III (Gen III), de génération III+ (Gen III+) et de génération IV (Gen IV) (voir, par exemple, WNA, "Advanced Nuclear Power Reactors", avril 2021).

(2) Ces estimations des besoins en uranium sont un minimum. En effet, si un réacteur d'une technologie plus ancienne est remis en service, comme cela risque d'être le cas, les besoins en uranium seront plus élevés (pour une synthèse rapide concernant les générations (GEN) de réacteurs et les remises en service, Lavoix "Vers une renaissance nucléaire américaine ?“).

(3) Cigar Lake appartient à Cameco à hauteur de 54,547%, à Orano Canada Inc. à hauteur de 40,453% (Orano) et à TEPCO Resources Inc. à hauteur de 5%.

(4) L'usine de Key Lake est détenue à 83,333% par Cameco et à 16,667% par Orano.

Cinquième année de formation avancée sur les systèmes d'alerte précoce et les indicateurs - ESFSI de Tunisie

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Fin octobre 2024, l'Ecole Supérieure des Forces de Sécurité Intérieure (ESFSI) du ministère de l'Intérieur tunisien a organisé la première session de sa cinquième formation intensive sur les systèmes d'alerte précoce et indicateurs.

Cette session s'est déroulée en même temps qu'un module de formation sur la gestion de crise , soulignant ainsi la nature interconnectée des deux disciplines. Tout d'abord, si un système d'alerte est défaillant, une crise s'ensuit, nécessitant des décisions et des actions immédiates en matière de gestion de crise. Le rôle du module d'alerte précoce est donc de former les officiers supérieurs à devoir utiliser le moins souvent possible ce qui est enseigné dans le module de gestion de crise, tout en étant prêts à le faire. Deuxièmement, une crise étant gérée par des décisions et des mesures, il est crucial d'anticiper les menaces ou les dangers potentiels qui peuvent émerger de la gestion même de la crise. Il s'agit notamment de s'attaquer au domaine complexe des conséquences involontaires. Il est donc essentiel de comprendre le concept et les principes fondamentaux de l'alerte et d'intégrer efficacement les systèmes et analyses d'alerte dans le processus de gestion des crises.

Pour la session d'octobre et de novembre de la formation à l'alerte précoce et aux indicateurs, le Dr Hélène Lavoix a formé des officiers supérieurs dans le cadre d'un programme intensif de 35 heures axé sur les principes fondamentaux, les processus, l'analyse et la pratique des problématiques intéressant le ministère.

Comme toujours, les nombreuses discussions approfondies et extrêmement intéressantes avec les stagiaires et la direction de l'ESFSI, sans parler de leur incroyable hospitalité, ont transformé cette semaine en un atelier de haut niveau et de grande qualité.

L'activité est soutenue par le programme européen "CT-JUST" via Expertise France: "Ce programme multilatéral et transrégional vise à soutenir la stabilité régionale en renforçant la coopération transfrontalière et le système de justice pénale dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. (News, "Le projet EU-Just-CT démarre ses activités au Maroc", EU Neighbours South, juin 2024).

Vers une renaissance nucléaire américaine ?

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Le 30 septembre 2024, le Département de l'énergie des Etats-Unis (DOE) a publié la dernière édition de Pathways to Commercial Liftoff: Advanced Nuclear. Son but est de contribuer à l'accélération du déploiement commercial des réacteurs nucléaires avancés aux Etats-Unis, afin de soutenir les objectifs américains en matière d'énergie nucléaire, nécessaires notamment pour réaliser leurs ambitions en matière de décarbonation. Elle fait suite à un premier document publié en mars 2023.

Écouter l'article dans le cadre d'une conversation approfondie sur notre podcast, Foresight Frontlines - créé avec NotebookLM

Le document du département américain de l'Energie fixe les objectifs nucléaires civils que l'État américain souhaiterait atteindre et présente des arguments pour convaincre les entreprises américaines, y compris les banquiers et autres institutions financières, qu'ils devraient investir dans l'énergie nucléaire.

Qu'est-ce que la renaissance nucléaire américaine ? Pourquoi est-il important de savoir qu'en 2024, les États-Unis sont toujours la première puissance nucléaire civile au monde ? Comment cette renaissance s'inscrit-elle dans le cadre du retour mondial à l'énergie nucléaire ? Qu'est-ce que cela signifie pour l'intérêt national américain ? Comment cela se compare-t-il à l'essor de l'énergie nucléaire en Chine ? Les objectifs des États-Unis en matière d'énergie nucléaire sont-ils réalisables ?

Tout d'abord, nous analysons les facteursLa renaissance de l'énergie nucléaire aux États-Unis et le développement de l'industrie de l'énergie nucléaire qui en découle sont des facteurs de croissance et d'innovation, notamment en termes de sécurité nationale et d'influence internationale. objectifs fixésen les comparant à la Chine. Deuxièmement, nous examinons les deux scénarios le DOE américain a conçu pour atteindre l'objectif en termes de capacité d'énergie nucléaire et envisager un troisième scénario le plus défavorable. scénario. Enfin, nous mettons en évidence les incertitude et défis Les États-Unis doivent faire face à de nombreux défis pour que la renaissance nucléaire américaine devienne une réalité.

Les moteurs de la renaissance de l'énergie nucléaire américaine et ses objectifs

Trois facteurs ou séries de facteurs principaux motivent la renaissance de l'énergie nucléaire américaine. Deux d'entre eux sont liés aux relations internationales et à la sécurité nationale américaine et, plus classiquement, les derniers sont directement liés à la demande d'énergie contrainte par la décarbonation.

Diriger un contexte international favorable à l'énergie nucléaire

Le regain d'intérêt des États-Unis pour l'énergie nucléaire s'inscrit dans un contexte mondial favorable, celui du retour de l'énergie nucléaire sur la scène internationale.

Le renouveau nucléaire mondial a officiellement commencé en décembre 2023 lors de la COP 28 à Dubaï avec l'engagement pris par 22 pays, soutenus par l'industrie nucléaire, de tripler l'énergie nucléaire d'ici 2050 dans le cadre des efforts internationaux visant à réduire à zéro les émissions de GES pour 2050 (voir Helene Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire“, The Red Team Analysis Society, 26 mars 2024). L'engagement fut annoncé conjointement par l'envoyé spécial américain John Kerry et par le président français Emmanuel Macron, les Etats-Unis et la France étant alors les deux premiers acteurs mondiaux en termes de capacité d'énergie nucléaire. En ce qui concerne les États-Unis, cette promesse fait suite à la première édition, en mars 2023, du Pathways to Commercial Liftoff: Advanced Nuclear, document dans lequel l'objectif de tripler la capacité nucléaire américaine est fixé. Ainsi, les États-Unis ne se sont pas seulement engagés globalement au triplement des capacités en énergie nucléaire, mais ils ont également affirmé leur rôle de leader en prenant cette décision huit mois plus tôt puis en voyant le monde leur emboîter le pas.

Ensuite, en mars 2024, 33 pays, dont les États-Unis, ont participé au sommet sur l'énergie nucléaire, organisé conjointement par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et la Belgique, et ont signé la nouvelle "déclaration sur l'énergie nucléaire" réaffirmant ainsi leur engagement ferme en faveur de l'énergie nucléaire (Ibid.).

Les 19 et 20 septembre 2024, l'engagement en faveur de l'énergie nucléaire a été réaffirmé lors de la deuxième conférence de haut niveau de l'Agence pour l'énergie nucléaire (AEN), intitulée "Roadmaps to New Nuclear 2024" (Feuilles de route pour le nouveau nucléaire 2024), dont l'objectif est de créer un réseau de responsables gouvernementaux et de chefs d'entreprise pour "éclairer les décisions en matière de politique et d'investissement pour les nouvelles capacités nucléaires et l'exploitation à long terme (LTO) des réacteurs existants" (AEN, Les ministres de l'énergie et les PDG de l'industrie se réunissent pour faire avancer le déploiement du nouveau nucléaire, 30 septembre 2024).

Compte tenu des lourds investissements nécessaires pour tout ce qui touche au nucléaire, le soutien financier sera essentiel pour que le triplement de l'énergie nucléaire ait lieu au niveau mondial. Le 23 septembre 24, pendant la semaine du climat, à New York, lors de l'événement "Financing the Tripling of Nuclear Energy - Leadership Event", un groupe de 14 institutions financières mondiales a exprimé son soutien à l'engagement de tripler la capacité de l'énergie nucléaire d'ici 2050 (World Nuclear Association, "14 grandes banques et institutions financières mondiales soutiennent le triplement de l'énergie nucléaire d'ici à 2050", le 23 septembre 2024).

Il y a donc bien une volonté mondiale de rendre possible la renaissance de l'énergie nucléaire dans les termes décidés à la COP 28.

Du point de vue américain, il est nécessaire que le pays reste à la pointe de cet effort international et réussisse sa propre renaissance nucléaire. En effet, la transition énergétique face au changement climatique, si l'on veut préserver au maximum les modes de vie actuels, ne peut se faire sans l'énergie nucléaire (voir Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire"). Ainsi, comme le fait de mener et de "galvaniser le monde" pour une "transition vers une énergie propre" fait partie de la Stratégie de sécurité nationale des Etats Unis (2022), ces derniers doivent diriger la renaissance nucléaire.

Qui plus est, les États-Unis ne perçoivent pas seulement leur rôle international comme celui de leader, mais le fait d'être le leader mondial est à la fois essentiel pour leur propre sécurité et pour la sécurité du monde. Cette tendance fondamentale de la politique étrangère américaine a été une fois de plus réaffirmée dans la Stratégie de sécurité nationale des Etats Unis (2022), laquelle affirme, par exemple, que "dans le monde entier, le besoin de leadership américain est aussi grand que jamais" (Président Biden, Stratégie de sécurité nationale d'octobre 2022).

"Surpasser la Chine et contraindre la Russie".

Il est d'autant plus important pour les États-Unis d'être le fer de lance de la renaissance de l'énergie nucléaire que cette dernière fait également partie intégrante de la bataille qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie, et qui a été définie dans la stratégie de sécurité nationale de 2022 selon les termes suivants: "surpasser la Chine et contraindre la Russie" (Ibid., pp. 23-27). Les États-Unis - et leurs alliés - doivent combattre ce que l'Amérique perçoit comme l'émergence de l'ordre ennemi - un nouvel ordre international porté et façonné par la Chine et la Russie. Par conséquent, les ennemis de l'Amérique sont identifiés ; il s'agit de la Russie et de la Chine, et ils doivent être combattus (par exemple, Hélène Lavoix "L’intérêt national américain“, “La guerre entre la Chine et les États-Unis - La dimension normative).

Introduction

Le monde de l'uranium - 2 : mines, États, entreprises et parts de réserves et de ressources - Base de données et graphique interactif.

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Avec un accent supplémentaire sur les parts de réserves et de ressources des acteurs. Ce puissant outil vous permet de visualiser et d'analyser l'influence géopolitique et l'exposition des entreprises à la géopolitique dans le secteur minier de l'uranium. Le rapport qui l'accompagne comprend 12 cas d'utilisation et leur analyse.

En effet, à cette fin, le 17 avril 2023, les États-Unis, le Canada, la France, le Japon et le Royaume-Uni ont rejoint le groupe Sapporo 5, créé pour la "coopération en matière de combustible nucléaire civil". Les membres du groupe, qui seront potentiellement rejoints par des nations amies partageant la même vision, collaboreront stratégiquement "sur les combustibles nucléaires pour soutenir l'approvisionnement stable en combustibles pour les flottes de réacteurs opérationnels d'aujourd'hui, permettre le développement et le déploiement de combustibles pour les réacteurs avancés de demain, et réduire la dépendance à l'égard des chaînes d'approvisionnement russes" (Département de l'énergie, "Statement on Civil Nuclear Fuel Cooperation Between the United States, Canada, France, Japan, and the United Kingdom", 17 avril 2023). Un an plus tard, Sapporo 5 a souligné les progrès réalisés, notamment en ce qui concerne l'enrichissement de l'uranium, les investissements réalisés par le gouvernement et les contrats attribués (Office of Nuclear Energy, "Sapporo 5 Leaders Make Significant Progress in Securing a Reliable Nuclear Fuel Supply Chain", 18 avril 2024).

Qui plus est, en mai 2024, les sanctions américaines interdirent les importations de produits à base d'uranium russe ("Congress Passes Legislation to Ban Imports of Russian Uranium“, Morgan Lewis,13 mai 2024). Des dérogations seront accordées jusqu'au 1er janvier 2028, mais pas au-delà (Département d'État américain, "Prohibiting Imports of Uranium Products from the Russian Federation"(14 mai 2024). Par conséquent, et compte tenu des autres objectifs et facteurs, un effort important sera nécessaire à tous les stades de la chaîne d'approvisionnement en combustible nucléaire.

Ainsi, l'énergie nucléaire, de sa production à l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement en combustible nucléaire, est désormais liée au rôle et à l'influence des États-Unis dans le monde, à leur lutte contre leurs ennemis et contre l'émergence d'un ordre ennemi.

Une demande d'énergie limitée par la décarbonation

Enfin, le dernier moteur ou plutôt la dernière série de moteurs de la renaissance nucléaire américaine provient de la demande américaine directe en énergie nucléaire, elle-même alimentée par la demande américaine en énergie, et plus particulièrement en électricité, contrainte par la nécessité de décarboner.

Ce phénomène est similaire à ce qui se passe dans le monde entier, comme nous l'avons vu dans le développement sur "L'importance croissante de l'énergie nucléaire" (dans "Le retour de l'énergie nucléaire"). Cependant, dans le cas des États-Unis, nous devons également intégrer la nécessité d'agir en tant que leader de l'effort mondial de décarbonation, comme nous l'avons vu plus haut, ainsi que les spécificités de la demande énergétique américaine.

Répondre à la demande d'énergie est nécessaire afin de permettre la croissance économique, en particulier dans les secteurs gourmands en énergie, notamment en électricité, tels que les centres de données et l'intelligence artificielle, qui sont des secteurs clés pour l'expansion économique américaine. D'ailleurs, le DOE, s'appuyant sur des recherches approfondies, souligne que la demande en électricité des États-Unis est susceptible de "plus que doubler d'ici à 2050" (Pieter Gagnon, An Pham, Wesley Cole, et al. (2023), "2023 Standard Scenarios Report: A U.S. Electricity Sector Outlook", Golden, CO : National Renewable Energy Laboratory ; John D. Wilson et Zach Zimmerman, "The Era of Flat Power Demand is Over.", Grid Strategies, décembre 2023 ; DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff: Advanced Nuclear, p.9). Il souligne le rôle des centres de données et de l'intelligence artificielle dans cette forte augmentation (2024, Pathways to Commercial Liftoff, p.8).

Par exemple, Microsoft cherche à obtenir l'autorisation nécessaire pour l'un accord conclu avec Constellation Energy selon lequel la firme achèterait toute l'électricité produite par l'unité 1 de Three Mile Island (819 MWe) en Pennsylvanie, fermée jusqu'à présent, et ce depuis plus de 20 ans (Darrell Proctor, "Microsoft Would Restart Three Mile Island Nuclear Plant to Power AI“, Power, 20 septembre 2024). En conséquence, Constellation prévoirait d'investir 1,6 milliard de dollars dans le redémarrage, lequel pourrait avoir lieu en 2028 (Brian Martucci, "Constellation plans 2028 restart of Three Mile Island unit 1, spurred by Microsoft PPA“, Utility Dive, 20 septembre 2024.).

En mars 2024, Amazon (AWS) et Talen Energy Corp, propriétaire de la centrale nucléaire de Susquehanna (2,5 GW), ont conclu un accord aux termes duquel la centrale de Susquehanna fournira de l'électricité à AWS sur une période de 10 ans (Darrell Proctor, "AWS Acquiring Data Center Campus Powered by Nuclear Energy“, Power, 4 mars 2024).

De même, Goldman Sachs Research estime que la demande globale d'énergie aux États-Unis augmentera de 2,4% entre 2022 et 2030, 0,9% provenant des centres de données (Goldman Sachs Insights, "AI is poised to drive 160% increase in data center power demand", 14 mai 2024). "Les centres de données utiliseront 8% de l'énergie américaine en 2030, contre 3% en 2022" (Ibid.). McKinsey prévoit que cette part atteindra 11 à 12% d'ici 2030, ce qui correspondrait à 50 GW d'énergie supplémentaire (Alastair Green et al., "How data centers and the energy sector can sate AI’s hunger for power", McKinsey 17 septembre 2024).

Compte tenu des autres facteurs, notamment des impératifs de décarbonation et de la nécessité de réduire le coût de cette dernière, l'énergie nucléaire est une énergie de choix pour répondre à cette demande supplémentaire en électricité aux États-Unis, comme le souligne le rapport du DOE (Pathways to Commercial Liftoff: Advanced Nuclear, pp. 9-11).

Outre le bénéfice économique direct, le facteur demande d'énergie revêt une triple importance. Premièrement, "l'expansion de la prospérité de l'Amérique" est un élément déclaré de l'intérêt national américain (Stratégie de défense nationale 2022 Factsheet). Il est donc fondamental pour les États-Unis d'être en mesure de fournir l'énergie nécessaire au développement économique.

Deuxièmement, comme nous l'avons vu, l'un des aspects de la stratégie de sécurité nationale américaine consiste à "surpasser la Chine". Économiquement et technologiquement, cela ne peut se faire qu'avec beaucoup d'énergie, et donc beaucoup d'énergie décarbonée. En outre, comme nous le verrons plus loin, la Chine s'est déjà lancée dans un ambitieux programme nucléaire civil.

Enfin, et c'est une autre facette de la compétition avec la Chine, l'intelligence artificielle est devenue un élément clé de l'armée. Une course à l'intelligentisation militaire a lieu entre la Chine et les États-Unis - 军事智能化: "intelligent military" ou "military intelligentization" (Pang Hongliang, "The dawn of intelligent military revolution is emerging - Interpreting the development trajectory of military technology from the perspective of the US "Third Offset Strategy", National Defense University, 28 janvier 2016 ; rapport au 19ème Congrès du Parti en octobre 2017, p.49 ; "Riding the express train of military intelligence development“, PLA Daily, 14 Nov 2017 ; Helene Lavoix, "Intelligence artificielle, puissance de calcul et géopolitique (1)"et (2), juin 2018 ; Jean-Michel Valantin, "L'IA en guerre (2) - Se préparer à la guerre entre les États-Unis et la Chine ?", le 17 septembre 2024).

Dans cette course pour surpasser la Chine, les États-Unis craignent d'être dépassés dans ce domaine vital. Certaines évaluations américaines de la force de soutien stratégique de l'APL (PLASSF) soulignent que "la complaisance pourrait conduire les États-Unis à se laisser distancer par la Chine dans le domaine de la guerre intelligente dès 2027, avec une probabilité de 93-99%" ou en 2030 avec la même probabilité (Col (s) Dorian Hatcher, "Intelligentization and the PLA’s Strategic Support Force", Armée de terre, Mad Scientist Laboratory, 5 octobre 2023).

Ainsi, pouvoir satisfaire les technologies gourmandes en énergie, et plus particulièrement celles qui sont absolument nécessaires à l'intelligentisation militaire, devient fondamental pour la défense et la sécurité, et, corrélativement, pour l'influence.

Ces facteurs et leurs interactions déterminent la manière dont les États-Unis ont fixé leur objectif en matière d'énergie nucléaire, ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour l'atteindre.

Fixation de l'objectif en termes d'énergie nucléaire

Le DOE, qui se concentre principalement sur la demande d'énergie dans le contexte de la décarbonation, souligne la nécessité d'une nouvelle capacité nucléaire de plus de 200 GW aux États-Unis d'ici à 2050 (2023 et 2024 Pathways to Commercial Liftoff, p.11).

La capacité nucléaire nette actuelle des États-Unis est de 96 952 GWe (AIEA/PRIS), obtenue grâce à "94 réacteurs nucléaires exploités sur 54 sites", lesquels fournissent environ "20% de la production d'électricité aux États-Unis et près de la moitié de l'électricité domestique sans carbone" (2024 Pathways to Commercial Liftoff, p. 21).

L'objectif est donc de tripler la capacité existante d'ici à 2050 pour atteindre environ 300 GWe (Ibid., p.11), ce qui est devenu l'objectif mondial pour une renaissance nucléaire.

Deux ou trois scénarios ?

Les deux scénarios du département américain de l'Energie

Le DOE évoque deux scénarios pour atteindre l'objectif d'une capacité de 300 GWe en 2050 pour l'énergie nucléaire (2024 Pathways to Commercial Liftoff, p. 39). Le scénario 1, qui est privilégié, commence le déploiement en 2030, et considère que + 13 GWe par an sont nécessaires. Pour que ce scénario soit possible, les unités nucléaires doivent commencer à être construites en 2025 (Ibid.).

Le scénario 2 prévoit le début du déploiement pour 2035 et, dans ce cas, une capacité supplémentaire de 20 GW par an sera nécessaire (Ibid.).

Pour mieux comprendre ce qu'impliquent ces scénarios et compte tenu de la volonté des États-Unis de "surpasser" la Chine, nous présentons ci-dessous deux graphiques comparant l'objectif américain avec La montée en puissance de la Chine* en termes de capacité d'énergie nucléaire. En ce qui concerne la Chine, nous utilisons les unités nucléaires en construction, planifiées et proposées, telles que connues (World Nuclear Association, "Nuclear Power in China"(mis à jour le 13 août 2024, incluant les données de l'AIEA/PRIS). Pour les unités planifiées et proposées, sur la base des dernières réalisations connues, nous attribuons des années variables pour le début des constructions, jusqu'en 2039, et comptons ensuite 5 ans jusqu'à la connexion au réseau.

Il est intéressant de noter que l'objectif américain et la capacité chinoise en cours de construction aboutissent à des résultats très similaires d'ici au milieu des années 2040, même si la Chine part d'une capacité nucléaire plus faible. Une course pourrait s'engager entre la Chine et les États-Unis. Toutefois, malgré la volonté des États-Unis de surpasser la Chine, l'objectif fixé est plutôt d'être sur un pied d'égalité avec l'Empire du Milieu.

En gardant à l'esprit que les dates indiquées pour les unités nucléaires chinoises planifiées et proposées sont des hypothèses, si nous examinons l'évolution des positions américaine et chinoise dans le développement de la capacité d'énergie nucléaire et comparons les deux scénarios, dans le premier scénario, les États-Unis restent en avance sur la Chine pendant presque toute la période. L'écart se réduit vers la fin de la période, vers 2043. Dans le second scénario, à partir de 2031, la Chine passe devant les États-Unis et reste en tête jusqu'en 2039, date à laquelle les États-Unis les rattrapent enfin la Chine.

Et s'il y avait un troisième scénario ?

Il y a aussi un scénario non dit, qui se dessine si l'on ne prend en compte que les unités nucléaires en construction, planifiées et proposées et non les objectifs. C'est l'approche que nous avons utilisée dans notre article "L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine*. Dans ce scénario, aucun nouveau réacteur nucléaire ne serait construit. Il s'agit du scénario le plus pessimiste, dans lequel les États-Unis ne parviendraient pas à susciter suffisamment d'intérêt privé pour déclencher les investissements massifs requis par l'énergie nucléaire.

Dans ce cas, en 2031, la Chine serait en tête de la production d'énergie nucléaire dans le monde. Les États-Unis ne rattraperaient pas leur retard.

Incertitude et défis

L'incertitude des "objectifs par incitation"

Comme l'explique le rapport du DOE, les États-Unis fixent des objectifs, établissent un cadre normatif commun et une base de connaissances commune, puis développent des mesures d'incitation qui devraient ensuite encourager le secteur privé à agir de façon à ce que les objectifs publics soient atteints.

Si l'on compare l'approche américaine, fondée sur des "objectifs par incitation", à la planification dirigée de l'État chinois, voici ce que nous obtenons en termes d'estimations pour la capacité en énergie nucléaire à l'horizon 2050.

Dans le cas américain, nous avons des objectifs officiels et des cibles annuelles. Cependant, jusqu'à présent, la réalité de la capacité nucléaire reste pratiquement inchangée (voir aussi ci-dessous "Une absence de premiers résultats quand le temps est compté"). L'augmentation de la capacité nucléaire observée provient uniquement des objectifs. Le niveau d'incertitude est élevé.

Au contraire, dans le cas chinois, les unités nucléaires étant déjà en construction, il est presque certain qu'en 2030 la Chine aura rattrapé les Etats-Unis ou sera sur le point de le faire.

En outre, l'incertitude est accrue dans le cas des États-Unis, car de nombreux défis devront être relevés.

Un parc de réacteurs nucléaires vieillissant

En septembre 2024, les Etats-Unis disposent de 94 réacteurs nucléaires en fonctionnement. Toutefois, ce parc est ancien : "Plus de 90% du parc nucléaire américain de 2024 a été construit dans les années 1970 et 1980" (DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff, p.23). La vague de construction de centrales nucléaires et de leur raccordement au réseau s'est terminée en 1990, avec seulement 5 centrales nucléaires construites et raccordées depuis lors (Ibid.).

DÉPARTEMENT DE L'ÉNERGIE DES ÉTATS-UNIS, 2024 Pathways to Commercial Liftoff - Figure 20 : Capacité nucléaire commerciale et nombre de réacteurs mis en service par année

Les scénarios 1 et 2 exigent donc que les licences de tous les réacteurs nucléaires américains soient renouvelées lorsque cela est nécessaire, afin que les réacteurs existants puissent continuer à fonctionner. Dans le cas contraire, l'énergie nucléaire américaine s'effondrerait.

En revanche, le parc nucléaire chinois est plus jeune. Le plus ancien réacteur chinois, Qinshan 1, a vu sa construction débuter en 1985 (WNA, "Nuclear Power in China"13 août 2024). Il a été raccordé au réseau en 1991 (Ibid.). Deux réacteurs ont été construits à la fin des années 1980 et raccordés au début des années 1990, sept ont été mis en service à la fin des années 1990 et raccordés au cours de la première décennie du deuxième millénaire et tous les autres, soit 46, sont postérieurs aux années 2000 (ibid.).

Qui plus est, comme le parc de réacteurs nucléaires américains a vieilli, cela signifie que les types de réacteurs nucléaires en service appartiennent également à des générations plus anciennes.

Les réacteurs nucléaires avancés comprennent les réacteurs de génération III (Gen III), de génération III+ (Gen III+) et de génération IV (Gen IV) (voir, par exemple, WNA, "Advanced Nuclear Power Reactors", avril 2021). Les réacteurs nucléaires avancés sont plus sûrs, avec une empreinte réduite en termes de matériaux - et d'espace - utilisés et de déchets produits, plus efficaces en termes de combustible et de fonctionnement (Ibid.). Ils sont également censés avoir un coût du capital plus faible (Ibid.).

Les réacteurs de Vogtle - Vogtle-3 (1117 MWe) et Vogtle-4 (1117 MWe), les deux derniers réacteurs américains construits, connectés au réseau en novembre 23 et en mars 24, sont des réacteurs de génération III+. Ce sont les seuls de ce type dans le pays et les États-Unis ne possèdent pas de réacteur de Génération III. À titre de comparaison, en Chine, sur 56 réacteurs en fonctionnement (AIEA/PRIS), 14 réacteurs sont de type III et 2 de type III+ (WNA, "Nuclear Power in China", 13 août 2024). De plus, en décembre 2021, la Chine a également connecté au réseau le tout premier petit réacteur modulaire Gen IV.

Par conséquent, en Amérique, la résurrection de réacteurs qui avaient été mis à la retraite prématurément peut contribuer à la croissance de la production d'électricité, mais il y a un prix à payer.

Par exemple, Holtec s'apprête à remettre en service Palisades, qui a fonctionné pendant plus de 40 ans et a été mis hors service en mai 2022 (NRC Preparing to Oversee First of a Kind Effort to Restart a Shuttered Plant). La centrale devrait être remise en service fin 2025, dans le cadre d'un projet de décembre 2023 comprenant deux petits réacteurs modulaires (SMR-300) qui devraient être opérationnels à la mi-2030 (Sonal Patel, "DOE Finalizes $1.52B Palisades Loan for First-Ever U.S. Nuclear Plant Recommissioning“, Power30 septembre 2024). Entre-temps, les inquiétudes concernant ce vieux réacteur refont surface (Environmentalist Sierra Club, Michigan Chapter, "Reopening the Palisades Nuclear Power Plant Creates Many Risks" mai 2024). En outre, le processus de relance d'un réacteur totalement arrêté est tout à fait nouveau, ce qui ne peut qu'accroître les inquiétudes (par exemple, Nicole Pollack, "Le processus obscur de réouverture de Palisades et les raisons pour lesquelles il s'agit d'un tournant pour le nucléaire", Great Lakes Now, 1er mai 2024). Cela va à l'encontre de la tranquillité d'esprit nécessaire à la renaissance du nucléaire, lorsque les inquiétudes concernant la sécurité doivent avoir été dissipées.

La remise en service des réacteurs ne peut se faire qu'à la marge, lorsque la sécurité est assurée. Compte tenu notamment de l'efficacité et de la sécurité, la réouverture d'anciennes centrales nucléaires ne peut pas remplacer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires avancés.

La construction difficile de quelques rares réacteurs avancés et perceptions négatives

La perception américaine de la construction de réacteurs avancés est informée par la construction puis la connexion au réseau des unités 3 et 4 Vogtle**, les deux seuls cas réussis existants (aux Etats-Unis).

Pour ces deux unités, "le budget initial était de ~$14B, tandis que le coût final était d'environ ~$32B" (DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff, p.47). L'unité 3 de Vogtle devait démarrer en 2016, et l'unité 4 peu après (Nuclear Newswire, "Vogtle-4 startup delayed to Q2", le 5 février 2024). Les deux unités ont commencé respectivement en novembre 2023 et en mars 2024, soit avec un retard de 7 ans.

De plus, les perceptions liées à la construction de réacteurs nucléaires occidentaux avancés ne peuvent ignorer les EPR (initialement European pressurized reactor - Réacteur pressurisé européen, renommé Evolutionary power reactor - Réacteur de puissance évolutif).

L'EPR français Gen III+ de Flamanville (1600 MWe) a été retardé de 12 ans (17 ans au lieu de 54 mois, soit 4,5 ans prévus, la construction a commencé en décembre 2007). Le coût initial était de 3,3 milliards d'euros, mais s'est finalement élevé à 13,3 milliards d'euros (Anthony Raimbault, "EPR de Flamanville : retour sur les nombreux déboires d'un interminable chantier“, France Bleu, 8 mai 2024). L'EPR Olkiluoto-3 en Finlande a été retardé de 13 ans et au budget initial de 3,3 milliards d'euros se sont ajoutés 10 milliards d'euros (Jean-Michel Bezat, "Nucléaire : l'Etat français aide Areva à solder le passif de l'EPR finlandais“, Le Monde, 8 juillet 2021). En revanche, les deux EPR (Taishan 1 et 2) construits en Chine ont également connu des retards, mais il n'a fallu que 8 ans entre le début de la construction et la première connexion au réseau (WNA, "Nuclear Power in China", 13 août 2024).

Pour les EPR, le coût final par MW (8,3 M € par MW) reste inférieur à celui des unités Vogtle (14,3 M US$), mais il est néanmoins supérieur à ce qui avait été initialement budgété.

Ainsi, pour les Américains et plus largement pour les acteurs occidentaux, ceux qui seront également impliqués dans le financement de la renaissance nucléaire américaine, les perceptions de construction de centrales nucléaires Gen III et Gen III+ incluent les risques de longs retards et d'énormes dérives budgétaires.

Parce que très peu de réacteurs ont été construits, même si l'analyse des problèmes a été faite, les solutions proposées n'ont pas été expérimentées. Par conséquent, il n'est pas possible de démontrer que les risques ont été réellement atténués. Par exemple, le DOE 2024 Pathways to Commercial Liftoff étudie en détail les difficultés rencontrées par Vogtle 3 et 4 et, sur la base de cette compréhension, formule des recommandations. Cependant, jusqu'à présent, ces recommandations restent sur le papier.

Les investisseurs et les constructeurs doivent être convaincus que ces stratégies et recommandations sont les bonnes et qu'elles sont suffisantes pour réduire les délais de construction et de déploiement et pour respecter le coût initial.

En outre, comme peu de réacteurs avancés ont été construits, l'écosystème complet qui accompagne le développement d'une activité industrielle florissante, de la main-d'œuvre au sous-traitant, de la fonderie à la myriade d'aptitudes et de compétences impliquées dans la construction de réacteurs nucléaires avancés, n'a pas pu émerger et se développer pleinement (DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff, p. 55-56). Cela pourrait créer des obstacles et des défis imprévus qui ne feraient qu'accroître l'incertitude et la perception d'une activité à haut risque.

La recherche d'un nouveau modèle de financement

Compte tenu du risque élevé perçu et des investissements considérables nécessaires, le secteur privé américain et international semble jusqu'à présent hésiter.

Cette réticence a été soulignée dans un article du Financial Times relatant notamment les discussions de banquiers, directeurs scientifiques et responsables de l'énergie des grandes entreprises technologiques (Malcolm Moore et Lee Harris, "Is nuclear energy the zero-carbon answer to powering AI?", 3 octobre 2024). Pour les personnes interrogées, les principaux signaux susceptibles de déclencher le lancement de la construction de centrales nucléaires sont désormais passés au vert, à savoir les engagements des gouvernements, les engagements financiers en faveur de la construction de nouvelles centrales nucléaires et la demande d'énergie nucléaire. Pourtant, jusqu'à présent, personne ne veut investir dans cette activité en raison de la perception d'un risque élevé en termes de retard de plusieurs années et de dépassement de budget de plusieurs milliards (Ibid.).

Dans le cadre du paradigme américain orienté vers le secteur privé, les acteurs, y compris l'État américain, vont devoir trouver un nouveau modèle pour financer l'énergie nucléaire et construire de nouveaux réacteurs, si les objectifs doivent être atteints. Les nouvelles approches de type consortium suggérées par le DOE, en sus de l'ensemble des diverses mesures incitatives en faveur de l'énergie nucléaire, y compris les prêts, les programmes ou les crédits d'impôt, ajoutées à des actions plus autoritaires dirigées vers l'étranger telles que les sanctions contre la Russie, pourraient être une voie à suivre ou un élément du nouveau modèle (DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff, pp.40 et suivantes).

Compte tenu des délais très longs pour tout ce qui concerne l'énergie nucléaire, si cette nouvelle approche n'est pas trouvée, ou n'est pas assez efficace, alors le troisième scénario ou une variante de celui-ci peut encore avoir lieu. Il est évident qu'il est dans l'intérêt des États-Unis et de leurs entreprises de ne pas voir cela se produire. Cependant, le court-termisme et la financiarisation des activités, ainsi que la recherche d'une croissance rapide et de profits, peuvent également être trop puissants pour favoriser les investissements judicieux à long terme, qui sont au cœur du domaine nucléaire (par exemple, Thomas I. Palley, "Financialization: What It Is and Why It Matters“, Levy Economics Institute, Document de travail 525, 2007).

Une absence de premiers résultats quand le temps est compté

Compte tenu des défis à relever, la plupart des annonces faites jusqu'à présent, comme l'accord entre Microsoft et Constellation, concernent principalement l'achat d'énergie, plutôt que la construction de réacteurs nucléaires. De plus, ces annonces concernent d'anciens réacteurs et non de nouveaux réacteurs avancés.

Pourtant, pour que le "décollage commercial" du nucléaire avancé aux États-Unis ait lieu selon le scénario 1, "les premières commandes devraient être passées d'ici à ~2025" (DOE, 2024 Pathways to Commercial Liftoff, p.40).

Cependant, au 30 septembre 2024, de telles commandes n'existent toujours pas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de "contrats signés, pour construire de nouveaux réacteurs nucléaires aux États-Unis" (Ibid.). Seules des manifestations d'intérêt ont été enregistrées (Ibid.). En attendant, selon les décomptes de l'Association nucléaire mondiale, 13 réacteurs sont proposés, pour une capacité de 0,11 GWe (WNA, "World Nuclear Power Reactors & Uranium Requirements", 1er octobre 2024).

L'année 2025 sera décisive.

Une bataille d'idéologies

La capacité des États-Unis à voir émerger un nouveau modèle pour l'énergie nucléaire pourrait avoir un impact considérable au-delà du domaine nucléaire.

En effet, comme nous l'avons vu plus haut, la renaissance de l'énergie nucléaire américaine est également liée à la stratégie de sécurité nationale américaine, laquelle cherche à faire prévaloir l'ordre international américain sur l'ordre sino-russe. Ainsi, si le modèle américain s'avérait incapable de réaliser la renaissance nucléaire américaine, non seulement les États-Unis n'atteindraient pas leurs différents objectifs et ne resteraient pas l'acteur mondial principal pour l'énergie nucléaire, mais le modèle idéologique même qu'ils défendent serait remis en question. De plus, les États-Unis auraient alors à faire face à des conséquences en cascade sur le développement technologique américain à forte consommation d'énergie, par exemple dans le domaine de l'intelligence artificielle, avec des effets sur l'armée, ce qui, à son tour, aurait également un impact négatif sur l'influence américaine dans le monde.

Le défi est collectif et concerne l'ensemble de la société américaine. Comme le monde tend à devenir de nouveau bipolaire, ce défi aura également un impact sur les alliés des États-Unis.

La renaissance du nucléaire aux États-Unis est donc à la fois essentielle et difficile à bien des égards. Elle se heurte à de nombreux obstacles, tels qu'un parc de réacteurs vieillissant et une expérience limitée en matière de construction de centrales nucléaires au cours des dernières décennies. Par ailleurs, l'"approche incitative" américaine en tant que modèle de politique publique adapté à l'énergie nucléaire et à l'ampleur de l'effort envisagé doit encore faire ses preuves.

Pourtant, les besoins et les objectifs américains sont redoutables puisque, selon le DOE, les États-Unis doivent construire et connecter au réseau deux fois plus de capacité nucléaire d'ici à 2050, c'est-à-dire en 25 ans, que ce qu'ils ont réussi à faire entre 1965 et 2024 (sans prendre en compte les arrêts de centrales), c'est-à-dire en près de 60 ans.

La volonté et la créativité ne doivent jamais être sous-estimées, surtout lorsqu'elles sont liées à la sécurité nationale et internationale. Il sera essentiel de suivre de près ce qui se passera dans le secteur de l'énergie nucléaire aux États-Unis au cours des prochaines années, et en particulier au cours des douze prochains mois, car ces derniers seront déterminants.

À ces tâches immenses s'ajoute un autre élément clé, la capacité à alimenter le futur parc de réacteurs. Le prochain article portera sur les besoins en uranium de la renaissance nucléaire américaine.


Notes

*Comparé à l'article "L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine"Nous avons modifié notre façon d'estimer la capacité nucléaire future de la Chine. Nous avons notamment introduit des dates estimées pour le début de la construction des réacteurs et la connexion au réseau pour les réacteurs nucléaires prévus et proposés.

**Les unités 3 et 4 de Vogtle appartiennent à Georgia Power (45,7%), Oglethorpe Power Corporation (30%), Municipal Electric Authority of Georgia (22,7%) et Dalton Utilities (1,6%).

AI at War (3) - L'hyper-guerre au Moyen-Orient

(Image : MINISTÈRE DE LA DÉFENSE DU ROYAUME-UNI,
OGL v1.0OGL v1.0, via Wikimedia Commons )

L'IA est omniprésente dans les guerres actuelles au Moyen-Orient.

Dans la guerre de Gaza, déclenchée par le massacre monstrueux infligé par la milice du Hamas le 7 octobre 2023, l'armée israélienne utilise l'apprentissage automatique afin de produire des cibles à Gaza ("Octobre 7 : How Hamas Attacked Israel, minute-by-minute", Haaretz18 avril 2024,  Daniel BymanRiley McCabeAlexander PalmerCatrina Doxsee, Mackenzie Holtz, et Delaney Duff, " Attaque du 7 octobre à Hama : Visualisation des données“, SCRS19 décembre 2023, Connor Echols, "Israël utilise une technologie secrète d'intelligence artificielle pour cibler les Palestiniens”, L'État responsable, 23 avril 2024).

L'intelligence artificielle (IA) est également utilisée pour piloter le système de défense aérienne "Iron Dome" contre les roquettes et les missiles du Hezbollah et des Houthis (Gautam Ramachandra, "Comment l'intelligence artificielle améliore le "dôme de fer" ?", 13 mai, Moyen, 2023, et "Le Dôme de fer sauve de nombreuses vies en Israël : tout sur le système aérien mondialement connu”, The Economic Times, 3 octobre 224).

Toutefois, le Hamas, la milice islamique de Gaza, et ses alliés utilisent l'IA générative à des fins stratégiques. Elle le fait pour inonder les réseaux sociaux d'images montées et extrêmement émouvantes, de films ainsi que d'images fictives des victimes civiles palestiniennes (David Klepper, "Faux bébés, vraie horreur : Les "deepfakes" de la guerre de Gaza renforcent les craintes quant à la capacité de l'IA à induire en erreur”, AP,28 novembre 2023).

Par ailleurs, les conflits entre Israël, le Hezbollah et l'Iran font intervenir la guerre électronique, les drones et les missiles hyper-soniques, qui sont tous inhérents au domaine de la "puissance de l'IA" ("AI power").L'intelligence artificielle au service de la géopolitique - Présentation de l'IA”, The Red Team Analysis Society, le 27 novembre 2017 et "Explorer les impacts en cascade avec l'IA”, The Red Team Analysis Society, 17 mai 2023 et "Portail de l'IA - Comprendre l'IA et anticiper un monde intégrant l'IA", "Portail des sciences et technologies de l'information quantique - Vers un monde d'IA quantique ?” The Red Team Analysis Society .

En d'autres termes, le Moyen-Orient est une zone majeure pour la guerre d'IA émergente sur les champs de bataille conventionnels. Il en va de même pour les dimensions cognitives et performatives de la guerre et pour la course à la technologie de l'IA. Cela soulève la question des conséquences de ces nouvelles technologies sur l'évolution de la guerre.

Réciproquement, la question se pose de savoir si la militarisation de l'IA peut devenir un moteur de nouveaux risques d'escalade incontrôlée ?

Israël et la guerre de l'IA

L'IA sur le(s) champ(s) de bataille

L'IA est omniprésente dans les guerres et les batailles qu'Israël mène à Gaza et au Liban, tout en activant ses systèmes de défense aérienne multicouches constitués par le Dôme de fer, la fronde de David et la flèche. En effet, l'offensive israélienne est un mélange de guerre urbaine conventionnelle et de campagne de bombardement intense.

Les IA militaires, connues sous les noms de "Gospel", "Lavender" et "Where's Daddy ?", produisent des listes de cibles (Connor Echols, "Israël utilise une technologie secrète d'intelligence artificielle pour cibler les Palestiniens”, L'État responsable, 23 avril 2024). Le rythme de production de ces cibles est extrêmement élevé et peut atteindre une centaine de cibles par jour. La validation humaine étant extrêmement rapide, la génération de cibles par l'IA impose un rythme constant de bombardements (Yuval Abraham, ""Lavande" : la machine IA qui dirige les bombardements à Gaza”, 9723 avril 2024).

Introduction

Le monde de l'uranium - 2 : mines, États, entreprises et parts de réserves et de ressources - Base de données et graphique interactif.

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Avec un accent supplémentaire sur les parts de réserves et de ressources des acteurs. Ce puissant outil vous permet de visualiser et d'analyser l'influence géopolitique et l'exposition des entreprises à la géopolitique dans le secteur minier de l'uranium. Le rapport qui l'accompagne comprend 12 cas d'utilisation et leur analyse.

Dans le cas de "Gospel", un algorithme d'apprentissage automatique estime la probabilité de la présence d'un combattant ou d'un responsable du Hamas dans une maison ou un bâtiment à certaines heures de la journée. "Lavande" et "Où est papa" estiment des probabilités concernant l'horaire des déplacements d'un membre du Hamas, au travail ou avec sa famille. Cependant, le niveau d'erreur de ces IA atteint 10% (Connor Echols, ibid).

Ainsi, le processus de ciblage définit le rythme du processus de bombardement. Cette version militaire de la "quatrième révolution industrielle" induit la conversion de nombreux civils en "dommages collatéraux". Le risque est d'autant plus grand qu'ils font partie de la "marge d'erreur" de 10% (Noah Sylvia, "L'utilisation de l'IA par les forces de défense israéliennes à Gaza : un cas d'objectif mal placé”, Royal United Services Institute, 4 juillet 2024 et Yuval Abraham, ibid ).

Produire des objectifs

Le rythme industriel de l'IA du continuum ciblage/bombardement est tel qu'il figure parmi les zones urbaines les plus détruites depuis le début du XXIe siècle ("Le radar satellitaire aide les scientifiques à cartographier les destructions à GazaPlace de marché, 25 janvier 2024 et Daniele Palumbo, Abdelrahman Abutaleb, Paul Cusiac & Erwan Rivault, " Une nouvelle étude révèle qu'au moins la moitié des bâtiments de Gaza ont été endommagés ou détruits », BBC, 30 janvier 2024, Evan Dyer).

En d'autres termes, l'IA apparaît comme un "multiplicateur de force" incontestable, car elle confère à Tsahal une double capacité de ciblage précis, en quantités telles que les séries de bombardements ciblés acquièrent une qualité de "destruction massive".

Toutefois, si, dans le cas israélien, l'IA est un "multiplicateur de force" conventionnel, il semble qu'une technologie militaire très avancée puisse encore être atténuée. Les formes anciennes et conventionnelles de préparation du champ de bataille, telles que les tunnels et l'utilisation du paysage urbain à des fins de combat, sont encore très efficaces (Carlo J.V Caro, " Analyse de l'histoire de la guerre urbaine et des défis qu'elle pose à Gaza "Centre Stimson, 17 octobre, 2023, John Keegan Histoire de la guerre1993, Edward Luttwak, La stratégie, la logique de la guerre et de la paixHarvard University Press, 2002).

Les nouvelles technologies et le choc des anciennes

C'est pourquoi, après 11 mois de guerre de haute intensité, la milice du Hamas conserve une capacité militaire à Gaza : ses combattants ont utilisé l'immense labyrinthe de tunnels souterrains comme champ de bataille perturbateur. Ces structures étroites obligent les unités israéliennes à perdre leur cohésion et leur puissance de feu.

En outre, leur emplacement les protège d'une grande partie des attentats à la bombe quotidiens (Nathan Rennolds, "C'est un piège, prévient le chef des services d'espionnage du Royaume-Uni, alors qu'Israël se prépare à des mois de guerre urbaine brutale contre le Hamas dans la bande de Gaza bombardée.”, Initié aux affaires15 octobre 2023).

Limites de la croissance de la domination militaire de l'IA

Il se trouve que ces bombardements sont aussi un moteur de la "logique paradoxale de la stratégie", qui, par exemple, a la capacité de transformer la course vers la victoire en échec (Edward Luttwak, La stratégie, la logique de la guerre et de la paixHarvard University Press, 2002). En effet, la destruction massive et pointilliste du paysage urbain de Gaza transforme la ville en un labyrinthe infranchissable (Jean-Michel Valantin, "La guerre à Gaza et le pivot de la Chine vers le Moyen-Orient”, The Red Team Analysis Society, 22 novembre 2023) .

Le déploiement d'unités terrestres dans un tel environnement nécessite de rompre leur cohésion en petites unités. Celles-ci deviennent de facto plus vulnérables à une guérilla constante, qui est en faveur de l'accusé, c'est-à-dire la milice du Hamas (David Kilcullen, Les dragons et les serpents, comment les autres ont appris à combattre l'OccidentHurst, 2020 et Stephen Biddle, La guerre non étatique, les méthodes militaires des guérillas, des seigneurs de la guerre et des milices.Princeton, Princeton University Press, 2021).

Il apparaît donc que le rythme et l'ampleur des bombardements générés par l'IA ont des conséquences militaires inattendues. En effet, comme on peut le constater sur chaque théâtre d'opérations urbain, ils renforcent le niveau de difficulté inhérent à la pénétration militaire d'un paysage urbain ( David Kilcullen, Out of the Mountains, La nouvelle ère de la guérilla urbaineHurst and Company, 2015).

Ainsi, le paysage urbain détruit devient un moteur, parmi d'autres, de la prolongation de la guerre. Ce facteur temps joue en faveur du Hamas, notamment grâce à la stratégie de guerre performative et cognitive du groupe militant islamique, basée sur l'IA.

Guerre de l'IA et diffusion des technostratégies de l'IA (Hamas)

Si l'IA permet à l'armée israélienne de bénéficier d'un multiplicateur de force sur le champ de bataille physique, l'IA générative ouvre le cyberespace à la guerre performative et cognitive.

Guerre performative/cognitive

En effet, depuis novembre 2023, un flot de vidéos montées déferle sur les médias sociaux décrivant les terribles souffrances de la population civile de Gaza. Ces contenus sont dupliqués d'une plateforme à l'autre. C'est le cas, par exemple, du TikTok chinois au X/Twitter américain (Jean-Michel Valantin, "La guerre à Gaza et le pivot de la Chine vers le Moyen-Orient”, The Red Team Analysis Society, 22 novembre 2023 et Matthew Ford et Andrew Hoskins, La guerre radicale, les données, l'attention et le contrôle au XXIe sièclest siècleHurst Publishing, 2022).

Il se trouve que les bombardements à Gaza choquent et mobilisent également les opinions arabes ainsi que de nombreuses personnes sidérées par les conditions de vie déplorables de la population civile de Gaza. Dans le cas spécifique de la Palestine, ces émotions collectives se mêlent au douloureux problème de la question palestinienne, toujours "non résolue" après près de 75 ans de conflit (Avi Shlaim, Le mur de fer, Israël et le monde arabe, Penguin Books, 2014).

La mobilisation en tant que ciblage du cerveau

Ces flux vidéo alimentent des réactions collectives, telles que les manifestations pro-palestiniennes massives à travers l'Europe et le Moyen-Orient. Toutes ces réactions interagissent avec les vidéos du Hamas et élargissent sa portée et son échelle d'hyper-objet. Ainsi, tout au long des années 2023 et 2024, plus les bombardements et les attaques israéliennes ont fait de victimes, plus ils ont renforcé les manifestations anti-israéliennes ("Manifestations mondiales de soutien aux Palestiniens et rassemblements en faveur des otages pris au piège à Gaza”, Reuters, 22 octobre 2023).

La pleine utilisation du pouvoir interactif de la matrice des médias sociaux aux niveaux mondial, national et personnel de la guerre Hamas-Israël devient un moteur gigantesque d'émotions politiques à l'échelle mondiale (Lawrence Freedman, L'avenir de la guerre : une histoire, Penguin Books, 2017, et David Kilcullen, Les dragons et les serpents, comment les autres ont appris à combattre l'OccidentHurst, 2020).

Cette stratégie est ensuite prolongée par le flux d'images, de commentaires et d'interprétations de ces flux vidéo en ligne à l'échelle mondiale. En effet, ces flux vidéo s'hybrident avec le contenu explosif des mémoires collectives politiques et affectives de l'histoire palestinienne "contre" l'histoire israélienne et juive.

La stratégie de guerre de l'information du Hamas déclenche un énorme "conflit d'interprétation" à forte charge émotionnelle pour ces flux vidéo, qui infuse et immerge, par une dialectique constante, les différents niveaux des processus décisionnels politiques et militaires (L'homme, l'État et la guerre : une analyse théorique par Kenneth N. Waltz, New York, Columbia University : 1959).

Ainsi, en soi, cette efficacité performative/politique infuse les opinions publiques du monde entier avec les images de la guerre de Gaza. Ces images déclenchent des émotions très douloureuses dans la population.

L'IA générative et le champ de bataille cognitif

Afin de renforcer l'impact de leur stratégie performative, le Hamas et ses alliés utilisent l'IA générative. Cette technologie innovante permet de produire de fausses images et de fausses victimes, qui sont intégrées dans les vraies vidéos. Cette approche de montage est un " multiplicateur de force émotionnelle " (David Klepper, "Faux bébés, vraie horreur : Les "deepfakes" de la guerre de Gaza renforcent les craintes quant à la capacité de l'IA à induire en erreur”, AP,28 novembre 2023).

Cette stratégie s'apparente à une stratégie de guerre cognitive. En effet, la diffusion mondiale de ces vidéos sur les médias sociaux les transforme en munitions cognitives et émotionnelles. De plus, grâce à l'utilisation de smartphones individuels, ces munitions cognitives ont un impact sur des millions de cerveaux et de psychismes individuels (Annamaria Sabû, Gabrielas Anca, "Utilisation d'outils d'intelligence artificielle pour obtenir l'avantage de la guerre cognitive”, Le Journal Horizon Défenseoctobre 2023, 2023).

Ces " frappes cognitives " sont d'autant plus puissantes que les algorithmes de renforcement produits par l'IA sont inhérents aux réseaux sociaux. Ces algorithmes surveillent le comportement et les préférences de chaque utilisateur. Grâce à cette connaissance, les algorithmes multiplient les contacts entre chaque utilisateur et les vidéos ayant un indice de " popularité " élevé (Cathy O'Neill, Armes de destruction mathématique, comment les Big Data accroissent les inégalités et menacent la démocratiePenguin Books, 2017 et Paul Scharre, Quatre champs de bataille, le pouvoir à l'ère de l'intelligence artificielleW.W. Norton & Company, 2023).

Ainsi, la logique même des réseaux sociaux devient un " multiplicateur de force cognitive " qui fait du Hamas une " grande puissance de guerre performative et cognitive ". Avec de tels outils, le Hamas mène désormais une guerre cognitive contre Israël. Cette stratégie est une nouvelle façon de mener une " guerre politique " grâce à l'influence que les outils numériques et d'IA confèrent à leurs utilisateurs.

Technologie, violence et guerre

Les conséquences de l'intégration très rapide de ces nouvelles technologies dans la gestion de la guerre doivent être comprises très rapidement. En effet, depuis les années 19th siècle, le lien entre la science, l'industrie, l'armée et la guerre conduit à des transformations à grande échelle des niveaux et de l'échelle de la violence et de l'intensité de la guerre.

Par exemple, dans les 17th siècle, près de 10 millions d'Européens ont été tués pendant la guerre de 30 ans. 9 millions ont été tués pendant la Première Guerre mondiale de 1914-1918 (Geoffrey Parker, La révolution militaire : L'innovation militaire et l'essor de l'Occident, 1500-1800Cambridge University Press, 1996).

Ce décalage est inhérent aux interactions imprévues entre les armées de masse et les capacités industrielles de destruction. Cette logique a été amplifiée et poussée à l'extrême pendant la Seconde Guerre mondiale, aboutissant à l'utilisation des toutes premières bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki (Niall Ferguson, La pitié de la guerre, expliquer la Première Guerre mondialeBasic Books, 2000 et La guerre du monde, l'âge de la haine de l'histoireAllen Lane, 2006).

Ces exemples révèlent la manière dont les nouvelles technologies peuvent injecter de nouveaux niveaux de violence dans la guerre. Ainsi, elles déclenchent des taux d'escalade accélérés, tout en infligeant des niveaux très élevés de dommages et de destruction massive.

Aujourd'hui, les utilisations militaires de l'IA semblent obéir à la même logique. Cette logique se manifeste à travers le conflit croissant entre Israël, la milice libanaise Hezbollah et l'Iran.

IA et escalade : Hezbollah

Alors que la guerre de Gaza se prolongeait de 2023 à 2024, la milice libanaise du Hezbollah a commencé à passer des missiles et des roquettes aux drones dans ses attaques contre Israël.

Le Hezbollah et la course aux armements dans le domaine de l'IA

Depuis juin 2024, le Hezbollah a lancé des centaines d'attaques de drones sur le territoire israélien. Le Hezbollah utilise l'Ababil-B comme munition d'attente. Il est capable de changer de trajectoire, ce qui rend très difficile l'interception par le système israélien de défense aérienne multicouche du Dôme de fer et de la fronde de David (Ari Cicurel, Yoni Tobin, "La nouvelle menace que les drones du Hezbollah font peser sur Israël”, L'Institut juif pour la sécurité nationale de l'Amérique / JINSA, 2 juillet 2024, Bassem Mroue, "La menace qu'Israël n'avait pas prévue : La puissance des drones du Hezbollah”, AP,9 août 2024).

Le Hezbollah utilise également des drones Shaheed fabriqués en Iran. Ceux-ci sont équipés d'un GPS et de capacités de manœuvre. Ils embarquent des missiles et les lancent alors qu'ils survolent déjà Israël. Les forces aériennes et les systèmes de défense aérienne israéliens doivent donc perturber à la fois les drones et les missiles (Cicurel et Tobin, ibid).

Ce doublement de la capacité du Hezbollah à pénétrer la protection aérienne israélienne par l'association de drones et de missiles conduit à un plus grand nombre de frappes. Ces nouvelles armes indiquent également que la milice chiite entre dans l'ère des technologies de guerre IA. Elle s'engage ainsi dans une course aux armements avec Israël.

Elle mobilise également le système israélien de défense aérienne pilotée par IA, ainsi que des avions de chasse et la flotte d'hélicoptères de combat. Cette situation induit des coûts massifs. Par exemple, dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, l'Iran, État protecteur du Hezbollah, a lancé une frappe titanesque de 300 missiles et drones contre l'État hébreu.

La grande majorité de ces armes a été interceptée par la défense aérienne israélienne ainsi que par les forces aériennes américaines, britanniques, françaises et jordaniennes (Emmanuel Fabian, "IDF : 99% Les quelque 300 projectiles tirés par l'Iran au cours de la nuit ont été interceptés”, The Times of Israel, 14 avril 2024).

L'économie du dôme de fer

Pendant ce temps, les contre-attaques israéliennes ont coûté plus d'un milliard de dollars à Jérusalem.

En d'autres termes, une utilisation complète et répétitive des systèmes de défense aérienne est un moyen de nuire financièrement au système israélien technologiquement dominant. Il se trouve que les Houthis développent une stratégie analogue en mer Rouge lorsqu'ils attaquent les marines américaine, britannique, française et israélienne (Jean-Michel Valantin, "Apocalypse dans la mer Rouge - Les guerres de l'Anthropocène 9”, The Red Team Analysis Society20 février 2024).

Réseaux de téléavertisseurs, essaims de bombes

Face à cette nouvelle menace technostratégique du Hezbollah, l'armée israélienne fait preuve d'escalade dans un autre domaine. Cela se traduit par le ciblage ultra-précis de la structure de commandement du Hezbollah. Cela conduit à une série de frappes ciblées impressionnantes. Les plus notables sont les détonations simultanées des 2100 pagers des commandants de la milice, mutilant ou tuant leurs détenteurs (Jonathan SaulSteven Scheer et Ari Rabinovitch, “L'attaque des pagers du Hezbollah met en lumière l'unité 8200 chargée de la cyberguerre”, Reuters20 septembre 2024).

Puis, le 27 septembre 24, l'armée de l'air israélienne a lancé plusieurs bombes "bunker buster" sur le Liban. Ces armes étaient pilotées par des dispositifs JDAM / "smart bomb". L'attaque a tué Hassan Nasrallah, le chef politique du Hezbollah, dans son quartier général souterrain de Beyrouth (Emmanuel Fabian, "Israël confirme l'utilisation de bombes à fragmentation dans l'attaque contre Nasrallah”, The Times of Israel29 septembre 2024).

Le système JDAM ("Joint direct attack munition") est un système de guidage qui combine le guidage inertiel et le système de positionnement global et qui est compatible avec de multiples systèmes de bombardement ("Joint direct attack munition").Munitions d'attaque directe interarmées”, Militaire.com). Ce système transforme la bombe en un système d'arme inertiel autonome. Elle peut corriger sa propre trajectoire avec une précision de 5 mètres.

La dernière génération de systèmes JDAM intègre un renforcement de l'IA. En 2023, les expérimentations de cette évolution innovante des JDAM visaient à faire fonctionner les bombes en essaim, surnommé "la Horde d'Or" (Joseph Trevithic, "Le JDAM à réaction vise à transformer les bombes en missiles de croisière”, La zone de guerre24 octobre 2023).

Missiles hypersoniques dans le ciel

Le 30 septembre, en représailles à cette frappe, l'Iran, État protecteur du Hezbollah libanais, a lancé une salve de 180 missiles contre Israël. Il s'agit du deuxième tir de missile contre Israël depuis avril 2024.

Elle pourrait apparaître comme une forme "classique" de démonstration stratégique. D'une part, elle permet à la théocratie iranienne de ne pas perdre la face. D'autre part, les IA du système de défense israélien ont été capables d'intercepter plus de 300 projectiles en même temps. (Gautam Ramachandra, "Comment l'intelligence artificielle améliore le "Dôme de fer", 13 mai, Moyen, 2023, et "Le Dôme de fer sauve de nombreuses vies en Israël : tout sur le système aérien mondialement connu”, The Economic Times, 3 octobre 224).

Cependant, cette nouvelle frappe iranienne comprend plusieurs missiles hypersoniques "Fattah". Ces missiles balistiques intègrent des systèmes d'intelligence artificielle afin d'être en mesure d'autocorriger leur trajectoire Mach 13-Mach 15. Il semble que certains de ces missiles aient franchi les défenses israéliennes multicouches (Devika Bhattacharya, "2 octobre 2024 et " Fattah 2 : Comment l'Iran a utilisé un missile hypersonique pour percer la défense aérienne d'Israël”, L'Inde aujourd'hui,  “Comment les missiles iraniens Fattah et Gahdr ont vaincu les systèmes aériens avancés d'Israël”, The Economic Times3 octobre 2024).

En effet, cette frappe iranienne soulève une question stratégique : si la République islamique parvient à réaliser son programme nucléaire, il y a des raisons de penser que l'hybridation des bombes nucléaires et des missiles hypersoniques n'est pas loin. Qu'adviendra-t-il alors de l'équilibre des forces régionales et internationales ? Cette course technologique et stratégique pourrait donc devenir, si ce n'est déjà le cas, un moteur de l'escalade stratégique au Moyen-Orient.

Qui dominera les technologies dominantes ?

En d'autres termes, la militarisation de l'IA confère un avantage relatif à l'armée israélienne. Toutefois, cette vague technologique et militaire se propage rapidement au Moyen-Orient. Israël est un leader mondial en termes de développement de l'IA et d'armement innovant. Cependant, l'extension de la guerre et des théâtres d'opérations dans le domaine de l'IA entraîne des changements dans la guerre. Parmi ceux-ci, l'émergence de la guerre cognitive et de nouvelles générations d'armes offensives a un impact considérable.

Cette nouvelle vague technologique entraîne le développement de nouvelles formes de stratégies jouant alternativement ou simultanément dans différents domaines. La vague d'IA militaire commence à avoir un effet "multiplicateur de force" conventionnel, performatif et cognitif dans une région déjà saturée de tensions et de conflits stratégiques.

Il reste à voir comment cette évolution technologique/stratégique va influer sur les conflits naissants et si les gouvernements seront en mesure de contenir les nouvelles forces qu'ils ont déchaînées dans les anciens conflits.

Ou pas.

Dans ce cas, il faudra évaluer l'escalade technologique au Moyen-Orient.

L'IA en guerre (2) - Se préparer à la guerre entre les États-Unis et la Chine ?

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Nuages de plus en plus sombres (de drones)

Le 28 août 2023, sur l'île de Guam, Kathleen Hicks, secrétaire adjointe à la défense, a prononcé un discours devant un parterre de militaires et de journalistes sur la nécessité pour les États-Unis de produire des drones en masse afin de surpasser l'Armée populaire de libération de la Chine (Deputy Secretary Kathleen Hicks Keynote Adress : "L'urgence d'innover”, Département de la défense des États-Unis, 28 août 2023).

Ce centre aura pour mission de protéger l'OTAN et les pays de l'OTAN contre les cyberattaques, notamment russes et chinoises. Il convient de noter que, pendant le sommet de l'OTAN, les armées biélorusse et chinoise effectuaient des manœuvres conjointes en Biélorussie, près de la frontière polonaise ("La Chine et le Belarus entament des exercices militaires conjoints près de la frontière polonaise”, Reuters, Le 9 juillet 2024.

Du 9 au 11 juillet 2024, le sommet des 75 ans de l'OTAN s'est tenu à Washington D.C. Parmi les diverses et importantes conclusions de ce rassemblement international, politique et militaire de haut niveau, il a été annoncé que l'organisation créait un centre de cyberdéfense (Brandi Vincent, "L'OTAN cherche à faire face à la pression croissante de la "guerre hybride””, DefenseScoop16 juillet 2024).

Intelligentisation militaire

Pendant ce temps, l'armée chinoise connaît sa propre modernisation sur trois fronts : modernisation, informatisation et intelligentisation (David Kilcullen, Les dragons et les serpents, comment les autres ont appris à combattre l'OccidentHurst, 2020 et Kris Osborn, " La Chine ajoute l'IA à sa flotte de drones d'attaque Wing Loong », Warrior Maven - Centre pour la modernisation militaire, 13 Décembre 2023). En ce qui concerne cette dernière dimension, la Chine est en train de devenir un leader en matière de drones militaires.

Pékin les produit pour son armée et pour créer une "grande muraille de drones" (Bradley Bowman, major Jared Thompson et Ryan Brobst, "Great Wall of drones").Les surprenantes ventes de drones de la Chine au Moyen-Orient”, Nouvelles de la Défense, 23 avril 2024, Dan Arjin, "L'Arabie saoudite va acheter des drones d'attaque à la Chine”, Défense d'Israël, 12/02/202 et The Takshashilla Institution et Anushka Saxean, ". Déploiement de drones et défense des données », Regard sur la Chine, 2 octobre 2023). 

Pendant ce temps, les entreprises chinoises vendent des drones dans le monde entier, en particulier à des alliés ambigus ou à des adversaires des États-Unis. Parmi eux, le Nigeria, les forces du général Haftar en Libye, l'Arabie Saoudite, la Serbie... (Guy Martin, "Italy intercepts Chinese UAVs being smuggled to Libya", Defence Web, 4 juillet, 2024 et Jean-Michel Valantin, Jean-Michel Valantin, "La Chine, l'Arabie saoudite et l'essor de l'IA arabe”, The Red Team Analysis SocietyLe 31 janvier 2023 et "Chine, Serbie, IA et prise en tenaille de l'Europe”, The Red Team Analysis Society2 avril 2023).

Il se trouve que le domaine de l'intelligence artificielle (IA) absorbe l'ensemble du domaine des drones et de la robotique. Ainsi, les quelques exemples américains et chinois que nous venons de citer s'inscrivent dans la dynamique de militarisation de l'IA. Ce sont des caractéristiques communes aux deux grandes puissances.

Réciproquement, il semble que les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine soient l'un des moteurs de la militarisation de l'IA / de l'intelligentisation de l'armée.

La question se pose donc de savoir si le renforcement constant de cette tendance technologique et stratégique ne conduit pas les États-Unis et la Chine à une confrontation directe.

Nous devons également nous demander si et comment la militarisation de l'IA pourrait influencer, ou influencera, la confrontation potentiellement à venir.

Terrain d'entente : intelligentisation de l'armée, préparation à la guerre

Pour la défense d'un "bon" Skynet

Depuis 2017, le Pentagone a militarisé ce qu'Hélène Lavoix définit comme la "puissance de l'IA" ("L'intelligence artificielle au service de la géopolitique - Présentation de l'IA”, The Red Team Analysis Society(27 novembre 2017). Cette dynamique suit deux voies. La première est l'intégration des capacités d'IA aux systèmes d'armes, aux systèmes de commandement et de contrôle ainsi qu'à la boucle "observation / orientation / décision / action" ("boucle OODA").

L'autre piste est la construction d'une infrastructure d'IA gigantesque, appelée "Joint All-Domain Command and Control" (JADC2) (Sean Carberry, "Rapport spécial : "Commandement et contrôle conjoints dans tous les domaines", un voyage, pas une destination”, Défense nationale, 07/10/2023). Ce gigantesque réseau de réseaux d'IA englobe et intègre l'ensemble de l'armée américaine. Cela signifie que le Pentagone et l'armée américaine, l'armée de l'air américaine, la marine américaine et la force spatiale américaine font partie d'une architecture unique et commune (Shelley K. Mesh, "L'armée de l'air organise une journée industrielle JADC2 avec l'armée de terre et la marine”, Défense intérieure21 décembre 2023.

Des augmentations massives du budget militaire soutiennent cet effort. Par exemple, le budget du département de la défense était de 771 milliards de dollars en 2023, et de 842 milliards de dollars en 2024. Le ministère de la défense consacre la majeure partie de cette augmentation vertigineuse à l'intégration de technologies innovantes, principalement l'IA, tout en faisant face aux coûts du soutien à l'Ukraine contre la Russie. Pendant ce temps, la guerre en Ukraine devient un gigantesque laboratoire d'expérimentation des applications militaires de l'IA (Michael Klare, "Le Pentagone se prépare aux guerres du milieu du siècle en encourageant une course aux armements sans fin”, Tomdispatch16 avril 2023).

L'avènement de Replicator

C'est dans le cadre de ce contact stratégique et industriel que, le 28 août 2023, Kathleen Hick, secrétaire adjointe à la défense, a annoncé le lancement du projet "replicator". Ce projet vise à compenser l'avantage stratégique de la "masse" militaire chinoise (Deputy Secretary Kathleen Hicks Keynote Adress : "L'urgence d'innover"" Département de la défense des États-Unis, 28 août 2023).

Pour atteindre cet objectif, le projet du secrétaire adjoint est de mobiliser les capacités de production américaines, afin de produire une "masse" de drones militaires qui seront supérieurs à l'ensemble de l'armée chinoise. Il est important de noter que le secrétaire adjoint s'exprimait sur l'île de Guam, qui est une base importante de la marine américaine dans le Pacifique. La géographie de la déclaration du secrétaire adjoint à la défense est donc ancrée dans une infrastructure militaire qui serait, ou sera, en première ligne des opérations navales contre la Chine.

L'expérience ukrainienne

Depuis mai 2024, la start-up ukrainienne Swarmer développe des essaims de combat autonomes. Dès leur production, les militaires ukrainiens les projettent sur le champ de bataille. Mais ces drones pilotés par l'IA de nouvelle génération ne sont aussi "que" la nouvelle fournée de robots envoyée dans le chaudron ukrainien (Max Hunder, "L'Ukraine s'empresse de créer des drones de guerre dotés d'IA”, Reuters, 18 juillet 2024 et Jean-Michel Valantin, "AI at War (1) - Ukraine”, The Red Team Analysis Society3 avril 2024). 

Compte tenu de l'importance de l'armée américaine et de la présence des GAFAM / "Google /Apple / Facebook /Amazon / Microsoft" en Ukraine, on peut supposer que l'armée et les industries ukrainiennes et américaines partagent largement le retour d'expérience de cette "nouvelle façon de faire la guerre" (Vera Bergengruen, ".Comment les géants de la tech ont contribué à transformer l'Ukraine en un gigantesque laboratoire de guerre de l'IA”, Time Magazine8 février 2024).

Enfin, par différents canaux, le DoD développe une relation dense avec les géants de l'IA de la Silicon Valley. Comme nous l'avons vu dans AI-at War (1) - Ukraine, l'armée américaine, notamment par le biais de l'agence nationale de renseignement géospatial, travaille déjà avec Oracle, Palantir et Amazon pour mettre en œuvre le projet Maven (Courtney Albon, "L'agence de renseignement géospatial progresse dans le cadre du projet Maven AI”, C4ISR, 22 mai 2023, Saleha Mohsin,"Au cœur du projet Maven, le projet d'IA de l'armée américaine”, Bloomberg,29 février 2024).

Ce dernier vise à utiliser les capacités d'imagerie de la flotte de drones afin d'alimenter une cartographie militaire globale électronique et interactive de la terre. Dans le même temps, Open AI collabore avec le DoD afin de développer une version de Chat GPT réservée aux militaires. Ce projet aidera l'armée à trier la masse gigantesque et en perpétuelle croissance de données et d'informations que le DoD collecte grâce à son réseau mondial de capteurs terrestres, aériens, spatiaux et marins (Jon Harper, "Microsoft déploie le grand modèle linguistique GPT-4 pour le Pentagone dans un nuage top secret”, DefenseScoop, 7 mai 2024) .

La montée de la confrontation

Une armée populaire de libération intelligente

Parallèlement à la militarisation de l'IA par les États-Unis et pour y faire face, l'Armée populaire de libération de la Chine procède à une "intelligentisation" à grande échelle. Comme aux États-Unis, les différentes branches armées de l'APL intègrent la puissance de l'IA. Ce processus concerne l'ensemble de l'organisation de l'APL (Nigel Inkster, Le grand découplage : La Chine, l'Amérique et la lutte pour la suprématie technologiqueHurst, 2021). Alors que l'intelligentisation de la boucle OODA chinoise est en cours depuis 2018, d'autres programmes mettent en œuvre l'IA pour piloter des systèmes d'armes stratégiques comme les missiles hyper soniques (Jean-Michel Valantin, "Militarisation de l'intelligence artificielle - Chine (2)”, The Red Team Analysis Society, 22 mai 2018 et Christopher Mc Fadden, " China uses cheap AI chip to control hypersonic weapons, boosting range ", Interesting Engineering, 17 avril, 2024).

Vers un Skynet chinois ?

Il se trouve que l'armée chinoise développe également sa propre architecture d'IA qui devrait intégrer l'ensemble de ses différents services. Cette guerre de précision multi-domaine ("MDPW") pourrait apparaître comme une construction miroir du JADC2 américain. Toutefois, une composante offensive fondamentale est au cœur de ce concept d'intelligentisation chinois. En effet, la MDPW vise à rompre les flux d'informations qui relient les différentes branches armées américaines à travers l'architecture JADC2 (Kris Osborne, "Le nouveau concept opérationnel de "guerre de précision multi-domaine" de la Chine”, RealClear Defense, 26 octobre 2023).

Ainsi, au lieu d'une armée intégrée à l'IA soutenue par son propre multiplicateur de force IA, l'armée américaine se dégraderait en une myriade d'éléments qui perdraient leur intégrité. Ainsi, les forces aériennes, terrestres, spatiales et maritimes seraient à nouveau livrées à elles-mêmes. Dans la même dynamique, elles feraient face à une Armée populaire de libération chinoise intelligentisée, intégrée et donc cohérente (Hélène Lavoix, "Explorer les impacts en cascade avec l'IA”, The Red Team Analysis Society, 17 mai 2023 et "Portail de l'IA - Comprendre l'IA et anticiper un monde intégrant l'IA", "Portail des sciences et technologies de l'information quantique - Vers un monde d'IA quantique ?” Le Red Team Analysis Society).

Axe de formation

Les processus de militarisation de l'IA aux États-Unis et en Chine ne sont rien d'autre qu'une nouvelle et profonde révolution militaire. Ces nouveaux modes et moyens de combat et de gestion de la guerre nécessitent un entraînement intense et constant afin de parvenir à une intégration correcte des architectures de déploiement et de combat de l'IA. Cependant, si les militaires américains et chinois partagent cet objectif, ils doivent faire face à des situations très différentes.

IA ou révolution culturelle (américaine) ?

Pour l'armée américaine, le principal défi est la mise en œuvre de l'architecture d'IA par chacune des branches armées. Les capacités d'IA de chaque service doivent être pleinement intégrées à l'architecture globale JADC2 du ministère de la défense. Ainsi, chaque branche armée, et chacun de ses éléments, deviendrait un élément d'une armée commune. Cela pourrait transformer le gigantesque appareil militaire américain en un gigantesque système d'armement modulaire entièrement coordonné (Michael Klare, "IA contre IA, et l'extinction de l'homme comme dommage collatéral”, Tomdispatch11 juillet 2023).

La complexité technique de cette entreprise est renforcée par l'histoire même de l'armée américaine. En effet, ses quatre composantes, l'U.S. Army, l'U.S. Navy, l'U.S. Air Force et l'U.S. Space Force (2019), ont évolué de manière largement autonome. Leur coordination a toujours été un problème majeur pour le commandement et le contrôle national américain (Alfred W. McCoy, Dans l'ombre du siècle américain, l'ascension et le déclin de la puissance mondiale des États-UnisHaymarket Books, 2017).

La révolution ne suffit pas

La révolution dans les affaires militaires des années 1990 a été un vecteur important de l'interarmisation. Elle est le résultat de l'intégration commune de la puissance spatiale et des technologies de l'information. Cependant, les quatre branches militaires restent des royaumes largement autonomes (Alfred W. McCoy, ibid).

Difficulté supplémentaire, le déploiement de systèmes d'IA constitue un choc culturel profond. Par exemple, dans l'armée de l'air américaine, des simulations de combats aériens opposant des pilotes IA et des pilotes humains ont eu lieu en 2021. Après deux douzaines de combats fictifs, l'IA avait atteint une nette domination au combat ((Kenneth Payne, Moi, Warbot, l'aube d'un conflit artificiellement intelligentLondres, Hurst, 2021 et Stephen Losey, " US Air Force stages dog-fights with AI-flown fighter jets ", Nouvelles de la Défense, 19 avril 2024).

Puis, en 2023, l'entraînement s'est déroulé à l'école de pilotage "Top Gun", opposant des pilotes humains à des avions pilotés par l'IA. Le fait que l'armée de l'air américaine n'ait pas divulgué les résultats entraîne plusieurs hypothèses. L'une d'entre elles est que les pilotes IA ont été plus performants que les pilotes humains. L'armée de l'air américaine est profondément centrée sur la communauté des pilotes (Losey, ibid). Ces résultats pourraient donc déclencher une profonde révolution technologique et sociale.

Ces réalisations américaines s'inscrivent dans le vaste arc de l'expérience militaire américaine en matière d'IA et de drones. Il se trouve que le capital d'expérience de guerre de l'armée américaine ne cesse de croître. C'est la conséquence de ses multiples engagements sur de nombreux théâtres d'opérations : entre autres, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Jordanie, au Yémen, en Colombie, dans la région du Sahel... (Roberto J. Gonzalez, La guerre virtuelle, la quête de l'automatisation des conflits, de la militarisation des données et de la prédiction de l'avenirOakland, University of California Press, 2022).

La course de l'APL

Du côté chinois, l'armée populaire de libération doit relever son propre double défi. Le premier défi est celui de la modernisation par la triple dynamique mécanisation/informatisation/intelligentisation. Ce processus a débuté au début des années 2010 et nécessite une mobilisation politique, scientifique, technologique et industrielle massive. Afin de garantir sa durabilité, cette dynamique de modernisation est ancrée dans la politique de fusion civilo-militaire (Nigel Inkster, ibid).

La Commission militaire centrale du Parti communiste chinois met en œuvre cette politique. Celle-ci passe par les relations militaro-civiles établies entre l'Armée populaire de libération (APL) et les laboratoires civils de recherche-développement et les entreprises industrielles (Elsa B. Kania in "La trajectoire de l'APL de la guerre informatisée à la guerre "intelligentifiée”, Le pont8 juin 2017).

Cette militarisation de l'IA nous amène à nous interroger sur les conséquences de ce processus. En effet, cette dynamique touche les niveaux tactique et opérationnel. Mais elle l'est aussi sur le plan stratégique, c'est-à-dire au niveau où se croisent les intérêts politiques, économiques et stratégiques. C'est pourquoi la Commission militaire centrale du PCC se dote d'IA, afin de créer une boucle d'information avec les réseaux d'IA de l'Armée populaire de libération (Nigel Inkster, ibid).

Des bottes sur le terrain ou pas de bottes sur le terrain

L'autre défi auquel se heurte l'intelligentisation de l'APL est le manque d'expérience de la guerre. L'armée américaine a été très active depuis 1945. Il y a eu des projections massives de forces pour la guerre de Corée (1950-1952), puis pour la guerre du Viêt Nam (1963-1975). Viennent ensuite la guerre du Golfe (1990-1991), la guerre d'Afghanistan (2001-2021) et la guerre d'Irak (2003-2010). Ces dernières s'inscrivent dans le cadre de la "Guerre mondiale contre le terrorisme (2001-2021)". Les États-Unis ont également été déployés dans de nombreuses "petites guerres dans des endroits éloignés" en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique..... (Michael Burleigh, Small wars, Faraway places : global insurrection and the making of the Modern World, 1945-1965 (en anglais)et Alfred W. Mc Coy, ibid). 

Il se trouve que l'APL chinoise n'a pas accumulé un tel capital d'expérience de guerre. Ses deux derniers grands engagements militaires ont été la guerre de Corée et la triste affaire de la guerre sino-vietnamienne de 1979 (David Kilcullen, Les dragons et les serpents, comment les autres ont appris à combattre l'OccidentHurst, 2020).

Afin de compenser ce désavantage en matière d'entraînement, l'APL projette des unités de drones sur des théâtres d'opérations actifs. Par exemple, en Libye, des unités de drones chinoises soutiennent la coalition rassemblée par le général Haftar (Jon Mitchell & Hélène Lavoix, " La série sur la Libye », Le Red Team Analysis Society). Ils augmentent ainsi la puissance de feu (IA) de la coalition et infligent des pertes significatives à la coalition islamiste.

La Turquie soutient cette dernière par la projection de mercenaires de Daesh ainsi que d'unités de drones turcs Bayraktar (Alex Gatopoulos, ""Largest drone war in the world" : how air power saved Tripoli", Al Jazeera, 28 mai 2020, Dale Aruf, " China's tech outreach in the Middle East and North Africa ", Le diplomate, 17 novembre 2022 et " Italia seizes chinese-made military drones destined for Libya ", Reuters2 juillet 2024). (Il se trouve que l'Ukraine achète les mêmes drones turcs et les utilise contre les forces russes (Agnes Helou, "Alors que les drones turcs font la une des journaux, qu'est-il advenu du Bayraktar TB2 ??, Rupture de la défense6 octobre 2023 ).

Le grand déluge (de bourdons)

Il se trouve que la Chine vend des drones, notamment des séries CASC "Rainbow" et Wing Loong, dans tout le Moyen-Orient et le golfe Persique. C'est le cas, par exemple, en Irak, au Yémen, aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, en Égypte, au Nigeria (Dale Aruf, ibi et Kris Osborn, ibid). C'est également le cas en Serbie. Ainsi, lorsque ces drones sont utilisés en situation de combat, leurs performances renseignent les autorités politiques et militaires chinoises sur leur utilité tactique et stratégique (Jean-Michel Valantin, "La Chine, la Serbie, l'IA et la tenaille de l'Europe”, The Red Team Analysis Society2 avril 2023). 

Il convient également de souligner que les drones chinois sont en grande partie vendus à des adversaires des États-Unis. Réciproquement, les interventions actuelles des États-Unis au Moyen-Orient visent des alliés et des partisans de la Chine. En d'autres termes, il semble que l'intelligentisation rapide des armées américaines et chinoises soit motivée par les tensions croissantes entre les deux grandes puissances.

La stratégie comme moteur technologique

En effet, il semble que l'IA soit militarisée selon les mêmes principes que les anciennes révolutions scientifiques et technologiques. C'est vrai pour l'arc, la selle avec étriers, la construction de murs, la roue, la navigation à voile, la fonte, la poudre noire. Après la révolution industrielle, ce fut aussi le cas, entre autres, de la machine à vapeur et de la chimie (John Keegan Histoire de la guerre, 1993).

Au cours du XXe siècle, on a assisté à une militarisation massive des moteurs à combustion interne, de l'électricité, des communications électroniques, de l'aviation, de l'énergie nucléaire, des ordinateurs et des voyages dans l'espace. Cette tendance est particulièrement vraie pour les premiers centres de développement de ces technologies, à partir desquels elles se sont répandues. Régulièrement, les autorités scientifiques et militaires travaillent ensemble à la militarisation des nouvelles technologies. En effet, elles apparaissent comme un haut lieu technologique et stratégique (Ian Morris, La guerre, à quoi ça sert ? Conflits et progrès de la civilisation, des primates aux robotsFarrar, Strauss et Giroux, 2014).

Cet avantage, qu'il soit tactique ou stratégique, déclenche la "logique paradoxale de la stratégie" (Edward Luttwak, La stratégie, la logique de la guerre et de la paixHarvard University Press, 2002). Il se trouve que les adversaires de la puissance technologique dominante imitent cet avantage. Ainsi, la diffusion de la vague technologique et son acquisition par les concurrents les transforment en concurrents potentiels.

Ainsi, l'avantage technico-militaire tend à s'affaiblir du fait même de son développement. Toutefois, cette diffusion concurrentielle est également le moteur de l'escalade technologique et militaire. En effet, chaque concurrent tente de dominer par l'utilisation militaire, ou la menace d'utilisation, de la technologie nouvellement militarisée. Dans le contexte de la concurrence croissante entre les États-Unis et la Chine, c'est cette même logique stratégique qui est le moteur de la militarisation de l'IA dans les deux grandes puissances.

Aujourd'hui, cette logique d'escalade stratégique est à l'œuvre à travers le processus de militarisation de l'IA par les Etats-Unis et la Chine. Il reste maintenant à voir si le mélange de la puissance de l'IA et des rivalités sino-américaines émerge dans d'autres domaines stratégiques comme, par exemple, l'agriculture ?

Niger : une nouvelle menace grave pour l'avenir de l'énergie nucléaire française ?

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Article mis à jour pour inclure les événements d'octobre 2024 et de début novembre 2024.

Le 19 juin 2024, le Niger a retiré à Orano, entreprise nucléaire française détenue en majorité par l'Etat, le permis d'exploitation de la mine d'Imouraren. Cela signifie qu'Orano - et donc la France - perd 47% de ses réserves d'uranium, alors qu'une ère de renouveau pour l'énergie nucléaire s'ouvre au niveau mondial et que la France prévoit d'ajouter de six à quatorze et même vingt réacteurs EPR2 à son parc nucléaire actuel (voir ci-dessous). Que s'est-il passé et quels sont les enjeux pour la France ?

La France est encore la deuxième puissance mondiale en termes de capacité de production d'énergie nucléaire (Helene Lavoix, L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine, The Red Team Analysis Society, 22 avril 2024). Orano reste pour l'instant la troisième entreprise mondiale pour le cycle du combustible nucléaire (Helene Lavoix, Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1), The Red Team Analysis Society, 21 mai 2024). Par conséquent, la France joue un rôle de premier plan dans l'évolution mondiale actuelle vers le renouvellement de l'énergie nucléaire (Helene Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire“, The Red Team Analysis Society, 26 mars 2024). Qui plus est, l'énergie nucléaire est vitale pour le pays, celle-ci générant 62,6% de l'électricité française en 2022 (IAEA-PRIS - 28/04/2024; Hélène Lavoix, Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1), The Red Team Analysis Society, 21 mai 2024).

Or, l'uranium est nécessaire pour alimenter les centrales nucléaires. Malgré les apparences, la France est bien positionnée en termes d'approvisionnement en uranium grâce aux permis miniers d'Orano à l'étranger (Lavoix, Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1)). Cependant, de ce fait, la sécurité de l'approvisionnement en uranium de la France est également plus fragile qu'elle ne le serait si les mines d'uranium étaient situées sur son territoire (Ibid.). Compte tenu de la spécificité de l'approvisionnement en uranium de la France, la géopolitique et l'influence sont essentielles pour sécuriser cet approvisionnement, comme l'illustre le défi auquel Orano est aujourd'hui confronté au Niger.

Tout d'abord, nous examinons la situation au Niger et expliquons la menace qui s'est concrétisée autour du permis minier d'Orano à Imouraren. La mine d'Imouraren au Niger représente jusqu'à 47% des réserves d'uranium d'Orano et sa perte risque de dégrader la position de la France au niveau mondial ainsi que celle d'Orano. Donc, deuxièmement, nous nous concentrons sur les enjeux pour la France en termes d'approvisionnement en uranium et soulignons le rôle que joue la géopolitique aujourd'hui et à l'avenir pour l'uranium et donc l'énergie nucléaire.

La perte du projet minier Imouraren d'Orano au Niger

La France perd son emprise dans le difficile contexte politique et géopolitique nigérien

Les activités minières au Niger s'inscrivent dans un contexte complexe.

Le coup d'État du 26 juillet 2023 au Niger a eu des impacts multiples (par exemple, Gilles Yabi, "The Niger Coup’s Outsized Global Impact“, Carnegie Endowment for Peace, 31 juillet 2023). Notamment, il a fortement dégradé les relations diplomatiques entre la France et le Niger. L'ambassade de France au Niger a été fermée le 2 janvier 2024 (Ministère français des affaires étrangères). Toutes les troupes françaises ont dû quitter le pays à la fin du mois de décembre 2023, après un départ similaire du Mali puis du Burkina Faso (France 24, “Les dernières troupes françaises quittent le Niger, mettant fin à une décennie de missions au Sahel", 22 décembre 2023).

L'éviction de la France du Sahel résulte de difficultés liées aux missions de maintien de la paix et de stabilisation sur place, utilisées ensuite par la Russie contre la France en raison de la décision de cette dernière de se ranger aux côtés des États-Unis en Ukraine (par exemple, Aja Melville, "Russia Exploits Western Vacuum in Africa’s Sahel Region,” Defense and Security Monitor, 22 avril 2024). La Russie a riposté stratégiquement par une manœuvre de flanc, frappant la France en dégradant davantage son influence au Sahel et en l'y remplaçant (e.g. Ibid., Fatou Elise Ba, "L'aide publique et humanitaire de la France n'est plus la bienvenue au Mali", IRIS, 16 février 2023)

Dans le même temps, les relations entre le Niger et l'UE, les États-Unis et les Nations unies se sont également fortement détériorées, avec des conséquences pour les migrations vers l'Europe (Le Monde avec AFP, “Le Niger met fin aux partenariats de sécurité et de défense de l'UE", le 4 décembre 2023 ; Danai Nesta Kupemba , "US troops to leave Niger by mid-September“, BBC News, 18 mai 2024 ; Stateswatch, "EU: Commission halts migration cooperation with Niger, but for how long?", 07 septembre 2023 ; France 24, "La junte nigérienne met fin aux accords de sécurité avec l'UE et se tourne vers la Russie pour la coopération en matière de défense", 4 décembre 2023).

L'influence de la Russie s'accroît donc, comme partout ailleurs dans la région (par exemple, Olumba E. Ezenwa et John Sunday Ojo, "Russia has tightened its hold over the Sahel region – and now it’s looking to Africa’s west coast“, The Conversation, 29 avril 2024). Par exemple, le 26 mars 2024, le président russe Vladimir Poutine et le président du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie de la République du Niger Abdourahamane Tchiani "ont exprimé leur détermination à intensifier le dialogue politique et à développer une coopération mutuellement bénéfique dans divers domaines" (Site du Kremlin). Puis, en avril 2024, des conseillers militaires de l'ex-groupe Wagner rebaptisé African Corps sont arrivés à Niamey, la capitale du Niger (AFP, "Des instructeurs militaires russes et un système de défense aérienne arrivent au Niger dans le cadre de l'approfondissement des relations entre les deux pays“, France 2412 avril 2024).

Pendant ce temps, le Niger doit faire face à des insurrections djihadistes complexes (par exemple, Natasja Rupesinghe et Mikael Hiberg Naghizadeh, "Les djihadistes du Sahel ne gouvernent pas de la même manière: le contexte est déterminant“, The Conversation, 25 janvier 2022). Suite au coup d'État, il doit également faire face aux mécontents qui réclament le retour de l'ex-président Bazoum, lesquels comprennent des groupes armés tels que le Front patriotique pour la Libération (FPL), dirigé par Mahmoud Sallah (e.g. Entretien avec Mahmoud Sallah, 21 mai 2023 ; RFI, "Niger : le Front patriotique pour la Libération revendique l'attaque du pipeline, 18 juin 2024). En effet, dans la nuit du 16 au 17 juin 2024, le FPL a fait exploser l'oléoduc transportant le pétrole brut nigérien vers le port de Cotonou au Bénin (RFI, ibid. ; page Facebook des FPL).

Le retrait de l'autorisation d'exploitation d'Orano à Imouraren

Malgré ce contexte hostile, en février 2024, Orano, par l'intermédiaire de sa filiale Somair, a réussi à relancer l'exploitation minière dans la région de l'Aïr au Niger (par exemple "Orano : arrêtée depuis le coup d'Etat, la production d'uranium redémarre timidement au Niger“, La Tribune, 16 février 2024).

Par contre, le 11 juin 2024, pour le projet Imouraren, "la mine du futur", Orano, ou plutôt sa filiale Imouraren SA détenue à 36,5 % par le Niger, a reçu une deuxième mise en demeure, après celle du 19 mars 2024, exigeant que l'exploitation d'Imouraren démarre de manière satisfaisante pour le pays (Ahmadou Atafa, "Niger : Imouraren SA sous la menace imminente de perdre son permis minier", Airinfo, 14 juin 2024 ; MondeAfrique, "Niger, le groupe Orano pourrait perdre sa mine d'uranium", 14 juin 2024 ; Emiliano Tossou, "Le Niger veut retirer le projet d'uranium Imouraren au français Orano, Ecofin Mines, 18 juin 2024). Le dernier plan d'exploitation avait été rejeté le 7 juin 2024 (Ibid.). En cas de non-respect, le permis d'exploitation d'Imouraren SA pour les mines d'Imouraren serait résilié le 19 juin 2024 (Ibid.).

Pourtant, le 12 juin, Orano annonçait la relance des opérations à Imouraren, mais rien n'avait démarré le 13 juin (Le Monde/AFP, "Au Niger, Orano a lancé les travaux préparatoires pour l'exploitation du gisement d'uranium d'Imouraren", 12 juin 2024 ; Atafa, "Niger : Imouraren SA…).

Par ailleurs, Bloomberg faisait état de rumeurs selon lesquelles des négociations seraient en cours entre la société nucléaire russe Rosatom et les autorités militaro-politiques du Niger pour réattribuer à Rosatom les actifs d'Orano dans le domaine de l'uranium (pour en savoir plus sur Rosatom, voir Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1); Bloomberg News, "Russia Is Said to Seek French-Held Uranium Assets in Niger", via Mining.com, 3 juin 2024 ; Katarina Hoije, "Orano at Risk of Losing Niger Uranium Mine Sought by Russia", BloombergNews via Mining.com, 15 juin 2024).

Après une journée de silence, le 20 juin, Orano a publié un communiqué de presse indiquant que les autorités nigériennes avaient décidé "de retirer la licence d'exploitation du gisement à sa filiale Imouraren SA".

Selon le communiqué, Orano est prêt à poursuivre la discussion ainsi qu'à porter l'affaire "devant les instances judiciaires nationales ou internationales compétentes".

Quels sont les enjeux pour la France ?

L'approvisionnement actuel en uranium n'est pas en jeu car la production n'a pas encore commencé à la mine d'Imouraren.

L'inquiétude porte sur l'avenir et dépend du potentiel de la mine. Il est évident que plus une mine d'uranium est considérable et plus son rendement est élevé, plus les enjeux sont importants.

Imouraren et les réserves d'uranium de la France

Or, Imouraren, découverte en 1966 par la France, n'est pas une petite mine et ne représente pas non plus des réserves et ressources négligeables pour Orano et donc pour la France (pour des explications sur les réserves et ressources, Lavoix, Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1); Agence de l'énergie nucléaire (AEN)/Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Uranium 2022: Resources, Production and Demand (Red Book 2022,), Éditions OCDE, Paris, 2023, p. 387). Bien au contraire.

Imouraren détient 145.712 tonnes d'uranium en réserves, dont 95.527 pour la part d'Orano (Rapport annuel 2023 d'Orano, pp. 35-36). "La production devait être de 5.000 tU/an pendant 35 ans" (Livre rouge de l'AEN/AIEA 2022, p. 388). À titre de comparaison, les besoins annuels de la France en 2024 étaient de 8.232 tU (WNA, "World Nuclear Power Reactors & Uranium Requirements"mai 2024). Imouraren aurait ainsi pu couvrir à lui seul 60,7% des besoins en uranium de la France en 2024. L'exploitation d'Imouraren aurait ainsi grandement facilité les projets d'augmentation du nombre de réacteurs nucléaires en France, tout en assurant des revenus commerciaux à Orano, compte tenu de ses autres mines. L'ensemble aurait assuré l'influence d'Orano et de la France dans ce domaine.

En termes de réserves, comme le montre la série de graphiques ci-dessous, la mine d'Imouraren au Niger représente 24% des réserves et ressources totales d'uranium dans le sol plus les ressources présumées pour Orano, c'est-à-dire le segment le plus important (en tonnes d'uranium, c'est-à-dire en tenant compte du rendement variable de chaque mine). La part d'Imouraren est plus importante si l'on ne considère que les réserves et ressources totales dans le sol, soit 32 %, et encore plus importante si l'on ne prend en compte que les réserves, soit 47%.

En d'autres termes, plus on s'éloigne dans le temps, plus Orano détient un approvisionnement potentiel en uranium important en dehors du Niger. Ce résultat est un tribut à l'effort d'exploration et de diversification fait pat la société. Néanmoins, il ne faut pas oublier l'incertitude qui pèse sur l'approvisionnement mongol d'Orano depuis février 2024 (Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire“).

Néanmoins, en ce qui concerne l'approvisionnement en uranium à moyen terme, la perte de la mine d'Imouraren pourrait poser un problème de sécurité.

Une menace sur l'approvisionnement à moyen terme compte tenu des projets d'énergie nucléaire

En effet, les changements dans un portefeuille minier introduisent une incertitude pour l'avenir qui est d'autant plus importante que l'exploration pour trouver des mines, puis les études de faisabilité et les plans d'exploitation, avant que l'extraction et le broyage puissent commencer, doivent se préparer dans la longue durée, comme le montre la figure ci-dessous.

Actuellement, dans le cadre des objectifs de renouveau de l'énergie nucléaire, la France prévoit de construire et de raccorder au réseau entre 14 et 20 nouvelles centrales nucléaires.

En 2022, le président français Macron a enfin affirmé le rôle clé de l'énergie nucléaire (Assemblée nationale, Rapport de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, 30 mars 2023). En janvier 2024, 8 réacteurs nucléaires supplémentaires ont été annoncés, en plus des 6 déjà programmés en 2022, dont la construction devrait commencer en 2028 pour une première connexion au réseau en 2035 (Euronews, "Macron calls for nuclear ‘renaissance’ to end the France’s reliance on fossil fuels"(sic), 11 février 2022 ; RFI, "La France va construire davantage de réacteurs nucléaires de nouvelle génération pour atteindre ses objectifs écologiques", 7 janvier 2024).

Par ailleurs, le Rassemblement national, principal opposant au parti du président Macron pour les élections législatives anticipées de juin 2024, est un fervent partisan de l'énergie nucléaire (programme RN élections européennes juin 2024). Par exemple, lors des campagnes présidentielle et législatives de 2022, il a envisagé le lancement de 20 réacteurs pressurisés européens/évolutifs (EPR) (François Vignal, "Energie : plein pot sur le nucléaire et haro sur les éoliennes pour Marine Le Pen“, Public Sénat, 14 mars 2022) ; Alexandre Rousset, "Présidentielle : Marine Le Pen voit le salut de la France dans l'énergie nucléaire“, Les Echos, 14 mars 2022).(1)

Finalement, dans la 3ème Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), ouverte à la concertation en novembre 2024, la France prévoit de lancer trois paires de réacteurs EPR2 avec une décision d'investissement à prendre par EDF d'ici à 2026, à laquelle s'ajoute un soutien au développement des Petits Réacteurs Modulaires (PRM/SMR) (SFEN, "PPE 3 et SNBC 3 : neuf orientations pour le nucléaire français", 4 novembre 2024). En attendant, la durée de vie des réacteurs existants sera prolongée au-delà de 50, voire 60 ans (Ibid.).

Des besoins supplémentaires en uranium seront donc nécessaires à partir de 2035 environ (si le temps nécessaire à la construction et au raccordement d'un EPR est d'environ 9 ans - voir Vers une renaissance nucléaire américaine ?), pour des quantités encore inconnues. Cela signifie qu'au plus tard en 2029-2030, les décisions correspondantes concernant l'exploitation minière doivent être prises pour que la nouvelle production puisse commencer et être livrée en 2035. Si les réacteurs EPR étaient construits plus rapidement, les besoins supplémentaires en uranium se manifesteraient plus tôt.

Si la France dispose déjà de sites miniers prêts ou quasi prêts pour l'étape correspondant à la décision d'exploiter, alors tout va bien. Imouraren correspond à ce cas. En effet, Orano prévoyait d'y lancer un programme pilote en 2024, avec décision d'investir en 2028 " si la faisabilité est confirmée " (World Nuclear News, “Preparatory activities begin at Imouraren", 17 juin 2024).

Si aucun site minier de ce type n'est disponible, Orano doit s'appuyer sur des sites qui sont au stade de l'exploration et des études approfondies. Comme il ne reste que quatre à cinq ans avant 2029/2030, cela signifie que l'exploration approfondie, qui peut durer une dizaine d'années, doit déjà avoir commencé. Cependant, par rapport à un site où l'exploration approfondie a déjà eu lieu, dans ce cas, l'incertitude est plus forte.

En outre, les permis d'exploitation devront être demandés et obtenus dans quatre à cinq ans, ce qui accroît l'incertitude liée à la géopolitique.

Par exemple, Orano peut très bien voir une exploration approfondie donner d'excellents résultats, mais dans une zone où l'influence russe est très forte et pourrait l'être encore plus d'ici quatre à cinq ans. Dans ce cas, la position internationale actuelle de la France à l'égard de la Russie, si elle se maintient à l'avenir, diminue fortement les probabilités d'obtention d'un permis d'exploitation par Orano.

Par ailleurs, compte tenu de la forte compétition pour les ressources en uranium, Orano pourrait également perdre des permis d'exploitation au profit d'alliés, qui n'auront aucun scrupule à penser d'abord à leur intérêt national. Par exemple, compte tenu des besoins américains en uranium et de l'absence de réserves à l'étranger des États-Unis, ces derniers se situant au 15e rang mondial en termes de réserves et de ressources, il ne serait pas surprenant de voir le pays de l'Oncle Sam utiliser des méthodes fortes, voire violentes, pour sécuriser leur uranium dans le futur (Lavoix, L'avenir de la demande d'uranium et Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1)). On se souviendra de l'attitude américaine lorsque l'enjeu était les masques de protection lors de la pandémie COVID 19 ou de la façon dont les Etats-Unis ont volé à la France le contrat australien pour les sous-marins (ex. Ouest France "Coronavirus. En Chine, une cargaison de masques destinés à la France détournée par des Américains", 2 avril 2020 ; Helene Lavoix, "L’intérêt national américain", 22 juin 2022).

Une insécurité géopolitique similaire pèse sur les licences d'exploration à obtenir, ainsi que sur celles déjà accordées, comme le montre la perte d'Imouraren.

La menace dans une perspective mondiale

Compte tenu de l'appétit actuel et futur pour l'uranium, que signifie la perte d'Imouraren pour la France dans une perspective globale ?

Au regard du contexte international au Sahel et plus particulièrement au Niger, et dans le cadre de la guerre en Ukraine, nous faisons l'hypothèse que le permis minier d'Imouraren sera accordé au russe Uranium One via Rosatom dans les mêmes conditions que ce qui a existé pour Orano (mêmes parts - pour Uranium One, voir Lavoix Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1)). Cette hypothèse est de plus en plus probable au vu des déclarations du 8 novembre du ministre nigérien des mines, Ousmane Abarchias, selon lesquelles "le Niger cherche activement à attirer les investissements russes dans l'uranium et d'autres ressources naturelles" (RFI, "Niger embraces Russia for uranium production leaving France out in the cold", 13 novembre 2024).

Nous utilisons comme base le graphique que nous avons développé précédemment pour réexaminer la sécurité de l'approvisionnement en uranium en intégrant les efforts déployés à l'étranger par les sociétés minières. Les données figurant dans les graphiques proviennent des recherches approfondies menées pour réaliser The World of Uranium: Mines, States, and Companies – Database and Interactive Graph. Le graphique initial est présenté à gauche. Nous montrons ensuite le même graphique sans Imouraren pour la France, et sans le gisement de Madaouela pour le Canada (la société canadienne GoviEx Uranium Inc. ayant perdu son permis d'exploitation minière le 4 juillet 2024). Dans un troisième graphique à droite, nous avons attribué comme scénario les deux gisements à la Russie.

Si l'on compare les graphiques, la France passe de la 8e à la 11e place, derrière la Chine, les États-Unis et le Brésil, et l'UE de la 7e à la 9e place, tandis que la Russie prend la 3e place, devant le Kazakhstan, avec une forte augmentation de ses réserves et ressources étrangères. Le Japon passe de la 14e à la 15e place, deux entreprises japonaises détenant des participations dans la société française Orano.

Non seulement la sécurité de l'approvisionnement en uranium est dégradée, mais le poids de la France dans le monde en termes d'approvisionnement en uranium est amoindri. Compte tenu de la demande future d'uranium, cela aura un impact commercial négatif tout en diminuant l'influence mondiale d'Orano et de la France.

Sachant que l'approvisionnement des centrales nucléaires françaises est un enjeu très important compte tenu de la part de l'électricité nucléaire en France, et que le développement mondial de l'énergie nucléaire, notamment en provenance de la Chine, va intensifier la concurrence mondiale, la perte d'Imouraren est une très mauvaise nouvelle.

Les difficultés rencontrées par Orano pour exporter la production existante de la mine nigérienne Somair (Société des mines de l'Aïr) assombrissent encore les perspectives et fragilisent la sécurité uranifère de la France (Benjamin Mallet, "Orano : Des provisions liées au Niger plombent les résultats du premier semestre", Usine Nouvelle, 26 juillet 2024).

En effet, à titre de mise à jour (7 novembre 2024), depuis la rédaction initiale de l'article, la situation s'est encore dégradée entre Orano et le Niger. Suite à des difficultés croissantes impactant la Somair (63,4% détenues par Orano), notamment une incapacité à exporter la production, et des dettes de la société nigérienne Sopamin (détenant 36,6% de la Somair) envers la Somair, Orano a décidé " de suspendre ses activités [Somair], à titre conservatoire, à compter de la fin du mois d'octobre " 2024 (News, "Niger: growing financial difficulties will force SOMAÏR to suspend operations", Orano, 23 octobre 2024). En réponse, faisant fi de sa propre responsabilité et de ses décisions, le Niger, par l'intermédiaire de la Sopamin, a attaqué la décision d'Orano, arguant n'avoir été ni consultée ni informée. Le Niger a proposé d'acheter 210 t d'uranium sur les 1000 t détenues par la Somair pour aider cette dernière à poursuivre son activité. Pendant ce temps, le Niger accuse de façon répétée la France de mener des opérations secrètes contre le Niger (par exemple, La Tribune, La France déstabilise-t-elle le Niger ?, 3 août 2024 ; Mathieu Olivier, "La DGSE française dans la tourmente après les accusations du Niger“, Jeune Afrique, 6 novembre 2024).

Le bras de fer entre la France, Orano et le Niger se poursuit. Ainsi, ce sont désormais 58% de réserves françaises d'uranium outre-mer (44 % de réserves et ressources) qui ont disparu ou sont en voie de disparition par rapport à décembre 2023. En attendant, la fermeture de la Somair signifie que les 2000 t U par an qui étaient produites ne le seront plus, soit pour la part de la France 1268 t U. Cela représente environ 15,4% des besoins annuels de la France en uranium.

A l'avenir, il apparaît essentiel que les décisions en matière de relations internationales et de politique étrangère soient prises en tenant compte de la sécurité du nucléaire et de l'uranium, y compris à long terme. Cela signifie que l'anticipation devient encore plus importante que ce qui a déjà été souligné dans le Rapport 2023 de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

Par ailleurs, l'impact des activités d'Orano sur la politique intérieure des pays où il opère, ainsi que sur la géopolitique régionale et mondiale, doit également être intégré dans les analyses et évaluations, dans la planification et la politique. Par exemple, les dynamiques défavorables comprises, telles que la "malédiction des ressources", également connue sous le nom de "syndrome hollandais", devraient toujours être évaluées et intégrées dans l'analyse afin de s'assurer que les stratégies de sécurisation des permis et des opérations sont conçues et mise en œuvre correctement (par exemple, Mähler, Annegret (2010), Nigeria: A Prime Example of the Resource Curse? Revisiting the Oil-Violence Link in the Niger Delta, Documents de travail GIGANo. 120, German Institute of Global and Area Studies (GIGA), Hambourg).

Notre propos n'est pas de dire qu'Orano provoque ou a provoqué de telles dynamiques négatives, mais que la possibilité que cela se produise doit être envisagée et prise en compte si le risque existe.

Potentiellement, des politiques visant à éviter ces conséquences négatives pourraient également être développées, si elles sont adéquates. En outre, une telle approche pourrait également rassurer les gouvernements hôtes et devenir un argument d'influence.

Les théorie de la malédiction des ressources suggère que les pays riches en ressources naturelles, en particulier en pétrole et en minéraux, connaissent souvent une croissance économique plus lente, des institutions démocratiques plus faibles et une plus grande instabilité politique que les pays pauvres en ressources. Ce paradoxe résulte de la perturbation des dynamiques politiques, sociétales et économiques fondamentales qui équilibrent généralement la gouvernance.

L'une des pannes critiques se situe au niveau de la "échange de taxes contre sécurité" dynamique. Dans tous les pays, idéalement, les autorités politiques s'appuient sur la fiscalité pour financer leurs activités, créant ainsi une relation directe avec les citoyens : les gouvernements fournissent la sécurité, les biens publics et les services en échange des recettes fiscales. Cette dépendance favorise la responsabilisation, car les citoyens exigent une gouvernance responsable en échange de leurs contributions. Lorsque la relation fonctionne, la légitimité est renforcée. Cette dynamique semble naturellement à l'œuvre dans les pays pauvres en ressources.

Dans les pays riches en ressources, cependant, les gouvernements se financent souvent grâce aux rentes des ressources (bénéfices tirés de l'extraction des ressources), ce qui réduit leur dépendance à l'égard de l'impôt. Cela affaiblit le contrat social entre les dirigeants et les gouvernés : les dirigeants n'ont aucun intérêt à assurer la sécurité de leurs citoyens puisque leurs ressources ne proviennent pas des impôts et, par conséquent, les gouvernés vivent dans l'insécurité et sont moins à même de demander des comptes aux autorités politiques. Les autorités politiques deviennent de plus en plus illégitimes au niveau national, mais restent au pouvoir grâce au soutien de ceux qui bénéficient des ressources, le plus souvent à l'extérieur de l'État.

Enfin, la nouvelle insécurité de l'approvisionnement français en uranium résultant de la perte d'Imouraren au Niger et du bras de fer autour de Somair met en lumière une question difficile : Est-il sûr pour la France d'avoir une politique étrangère qui ne soit pas une politique d'indépendance et de non-alignement (par exemple Pascal Boniface, "Pourquoi l'héritage de De Gaulle et de Mitterrand compte-t-il encore pour l'opinion publique française ?", IRIS, 15 mars 2021 ; Le mouvement des non-alignés", Wikipédia).

L'intérêt national de la France, avec l'approvisionnement en uranium en tête de liste compte tenu de l'importance de l'énergie nucléaire pour le pays et le monde, devrait être recherché en premier lieu, avant tout autre point. C'est peut-être ce qu'indiquent les visites d'État réciproques de novembre 2023 et novembre 2024 entre la France et le Kazakhstan, fournisseur et partenaire majeur de la France en matière d'uranium (Elysée, Visite d'État de son Excellence Kassym-Jomart Tokaïev, Président de la République du Kazakhstan, République Française, 5 novembre 2024 ; "Kazakhstan’s Tokayev in France: It’s All About Nuclear Energy“, The Times of Central Asia, 6 novembre 2024). Le prix à payer pour un autre type de politique étrangère pourrait être très élevé en termes d'influence et de pouvoir et finalement en termes d'uranium donc d'énergie et enfin d'accès à l'électricité dans le pays.

Conclusion

L'importance de la politique et de la géopolitique pour l'approvisionnement en uranium est une fois de plus démontrée au Niger.

Malgré les apparences, le développement de l'énergie nucléaire ne peut rester l'apanage de la R&D, de l'ingénierie et de la planification industrielle. Pour réussir à garantir l'approvisionnement en uranium lorsque cette sécurité dépend de ressources étrangères, il faudra accorder la plus haute priorité à la compréhension des relations internationales et de la géopolitique, ainsi qu'à la conception et à la mise en œuvre de la stratégie. Avec l'évolution du contexte international instable et avec la propagation de l'impact international du renouveau de l'énergie nucléaire, influence et pouvoir, diplomatie habile et actions internationales ingénieuses, audacieuses et originales seront indispensable.


Notes

(1) Lors des élections présidentielles puis législatives de 2022, lors d'une conférence de presse, Marine Le Pen - ex-présidente du parti et présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale - s'est exprimée en faveur de l'adoption d'un projet de loi sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes. Assemblée nationale - a indiqué que, dans le cadre d'un plan pour l'énergie appelé "plan Marie Curie", "cinq paires d'EPR" seraient lancées pour 2031″ et "cinq paires d'EPR2" pour 2036 (François Vignal, "Energie : plein pot sur le nucléaire et haro sur les éoliennes pour Marine Le Pen“, Public Sénat, 14 mars 2022) ; Alexandre Rousset, "Présidentielle : Marine Le Pen voit le salut de la France dans l'énergie nucléaire“, Les Echos, 14 mars 2022).

Revisiter la sécurité de l'approvisionnement en uranium (1)

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

En décembre 2023, vingt-deux gouvernements et l'industrie nucléaire ont décidé de tripler l'énergie nucléaire d'ici 2050. Pour atteindre cet objectif, l'approvisionnement en uranium doit être suffisant.

Au niveau mondial, il y a suffisamment d'uranium pour que ce but soit atteint (voir L'uranium et le renouveau de l'énergie nucléaire). Cependant, chaque pays doit également disposer d'un approvisionnement en uranium suffisant et en temps voulu, en fonction de ses projets de développement de l'énergie nucléaire (L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine).

Il s'agit donc d'évaluer l'approvisionnement actuel et futur de chaque pays, en fonction de ses besoins présents et anticipés, dans un environnement politique et géopolitique qui n'est plus pacifique, comme on l'a connu depuis la fin de la guerre froide, mais au contraire de plus en plus tendu et marqué par l'hostilité.

Dans cet article, nous nous concentrons sur l'évaluation de l'offre potentielle disponible par pays. Tout d'abord, nous présentons une approche classique qui est liée à la vision des pays producteurs par rapport aux pays consommateurs. Pour mieux comprendre les tensions qui peuvent être générées entre les pays, nous ajoutons à cette approche classique une troisième variable indiquant l'importance de l'approvisionnement en uranium pour chaque pays.

Deuxièmement, nous expliquons que, pour comprendre ce qui peut se passer en termes d'approvisionnement en uranium, notamment en ce qui concerne la politique et la géopolitique, il faut considérer les acteurs impliqués dans cet approvisionnement, c'est-à-dire non seulement les pays mais aussi et surtout les compagnies minières d'uranium. Nous présentons donc les acteurs miniers. acteurs du secteur minier.

Enfin, en s'appuyant sur les deux premières parties, nous obtenons un perspectives revisitées pour les réserves et les ressources d'uranium par pays, y compris les avoirs d'uranium à l'étranger. Cette perspective offre une meilleure compréhension de la sécurité de l'approvisionnement en uranium. Elle permet d'améliorer la stratégie et la planification, y compris en termes de relations étrangères, d'influence et d'effets de rétroaction futurs sur la politique intérieure. Ces questions devraient préoccuper tous les acteurs impliqués dans l'industrie nucléaire.

Une vision classique de l'approvisionnement en uranium

Pour évaluer la sécurité de l'approvisionnement en uranium d'un pays, selon le modèle classique producteurs/consommateurs, nous examinons les réserves et les ressources d'uranium par pays. Celles-ci sont estimées en fonction de la quantité d'uranium dans les mines qui peut être récupérée en fonction du prix de l'uranium, ainsi que de la précision et de la certitude des connaissances sur le gisement d'uranium (par exemple, Agence pour l'énergie nucléaire (AEN)/Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Uranium 2022: Resources, Production and Demand (Red Book 2022,), OECD Publishing, Paris, 2023; pour le modèle producteur/consommateur, voir, par exemple, les pages 99 à 136).

En utilisant la référence internationale officielle pour la production d'uranium, Uranium 2022: Resources, Production and Demand (Red Book 2022,) par l'AEN/AIEA, cela nous donne, pour les ressources les plus certaines, celles appelées "Ressources Raisonnablement Assurées" (EN: Reasonably Assured Resources / RAR) (voir glossaire ci-dessous), dans la fourchette de prix la plus élevée, le graphique suivant :

Ces ressources sont ensuite comparées aux besoins annuels en uranium des pays. Il en résulte que certains États sont perçus comme des importateurs actuels et futurs, tandis que d'autres sont des exportateurs.

Par exemple, l'Australie n'utilise pas l'énergie nucléaire, celle-ci étant même légalement interdite malgré des débats réguliers sur la question (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation - CSIRO, "The question of nuclear in Australia’s energy sector", 20 décembre 2023). Pourtant, le pays produit de l'uranium et dispose d'immenses réserves, les premières au monde. Ainsi, l'Australie était le deuxième exportateur mondial en 2020 et le quatrième en 2021 et 2022 (2022 Red Book, pp. 77 ; WNA, "World Uranium Mining Production"(16 mai 2024). Il est également très probable qu'elle sera à l'avenir un très grand exportateur net, voire le plus grand.

A l'opposé, la France ne dispose plus d'aucune ressource en uranium sur son territoire. Pourtant, elle fait partie des grands producteurs d'énergie nucléaire, puisqu'elle est actuellement le 2e au monde. A l'avenir, selon notre scénario de base, elle devrait passer à la 3e puis à la 4e place (voir Hélène Lavoix, L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine, The Red Team Analysis Society, 22 avril 2024). Par conséquent, à l'heure actuelle, la production d'énergie nucléaire en France nécessiterait une quantité d'uranium estimée à 8232 t par an (WNA, Nuclear Fuel Report 2023, septembre 2023). Dans la vision classique, la France est donc actuellement un consommateur net d'uranium actuel et le restera dans le futur. La seule solution pour améliorer la situation serait d'ordre technique, par exemple avec le recyclage des combustibles.

Si notre problématique est la sécurité, nous pouvons améliorer cette approche en examinant l'importance de l'énergie nucléaire pour un pays. L'indicateur le plus intéressant est la part de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité d'un pays. En effet, par exemple, si l'énergie nucléaire représente 1% de la production d'électricité d'un pays, l'enjeu n'est pas très important. Plus la part du nucléaire dans la production d'électricité est élevée, plus l'enjeu est important pour toutes les questions liées à l'énergie nucléaire. Pour 2022, les parts de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité dans le monde sont représentées sur le graphique ci-dessous (source IAEA-PRIS - 28/04/2024).

Ainsi, en 2022, la France avait la part du nucléaire dans la production d'électricité la plus élevée au monde, soit 62,6% (IAEA-PRIS - 28/04/2024), tout en étant, selon l'analyse classique, un consommateur net actuel et futur d'uranium. L'uranium et, plus largement, l'ensemble de l'industrie nucléaire seront donc des questions très sensibles en termes de sécurité.

Si nous appliquons cette approche aux pays du monde, nous obtenons les deux graphiques suivants. Le premier utilise une échelle linéaire pour les axes, et le second une échelle logarithmique :

Le premier graphique met en évidence des situations différentes. Les États-Unis sont le plus gros consommateur avec peu de réserves mais un intérêt relativement important pour l'énergie nucléaire, alors que la Chine est dans une situation similaire mais avec un intérêt actuel plus faible pour l'énergie nucléaire. La position de la Chine est donc plus forte. La Russie, l'UE sans la France, la France et la Corée constituent un deuxième groupe, la Russie et l'UE sans la France étant bien mieux placées en termes de réserves. Le Canada a une position équilibrée et sûre, et l'Australie n'est probablement pas concernée malgré ses énormes réserves.

Il est intéressant de noter que trois groupes de pays apparaissent clairement lorsque nous utilisons une échelle logarithmique. Tout d'abord, nous avons les pays consommateurs pour lesquels l'énergie nucléaire représente un enjeu élevé ou relativement élevé au bas du graphique. Ensuite, nous avons les pays fournisseurs pour lesquels l'énergie nucléaire n'est pas un enjeu - bien sûr sans tenir compte de l'importance de l'uranium en termes de commerce - dans le coin supérieur gauche du graphique. Enfin, nous avons les pays pour lesquels l'énergie nucléaire est un enjeu mais avec une position relativement sûre dans le quart supérieur droit du graphique.

Nous constatons que l'UE sans la France semble avoir une position meilleure et plus sûre que la France, et qu'elle est sur un pied d'égalité avec la Russie. Si les réserves de la Russie sont plus importantes, l'énergie nucléaire est également plus importante pour la Russie.

Aussi intéressante que puisse être cette approche, il serait trompeur de s'arrêter là. En effet, une telle vision classique ne tient pas compte de la manière dont l'uranium est fourni. Elle ne prend pas en considération les acteurs impliqués dans l'exploitation minière.(1)

Le monde unique de ceux qui extraient l'uranium

L'uranium est fourni au monde entier par l'intermédiaire de sociétés d'extraction minière et de broyage. Quelques très grandes sociétés minières dominent le monde, à côté de grandes entités faisant partie de très grands groupes nucléaires et, enfin, de plus petites sociétés minières.

Ces entreprises sont soit publiques, soit privées. Le plus souvent, elles opèrent par la création de joint-ventures avec d'autres entreprises, l'une apportant les mines, qui appartiennent au territoire de son État, l'autre son savoir-faire et sa technologie en termes d'exploration, d'exploitation minière, de broyage et parfois aussi d'autres étapes du cycle du combustible (voir H Lavoix, "L'uranium et le renouveau de l'énergie nucléaire“, The Red Team Analysis Society, 9 avril 2024).

Ainsi, les compagnies minières sont propriétaires des mines ou d'une partie d'entre elles pour la durée du permis d'exploitation correspondant, et donc des réserves et ressources d'uranium correspondant à ces mines.

Si nous examinons les conséquences pour un pays, nous pouvons considérer que l'approvisionnement en uranium, y compris les réserves, peut être territorial ou extraterritorial. Il est territorial si les mines sont situées sur son propre territoire. C'est l'interprétation classique et évidente. Cependant, il peut également être extraterritorial si une société de la nationalité du pays possède des permis d'exploitation minière à l'extérieur du pays. Plus le pouvoir dudit pays sur la société est fort, plus l'uranium peut être considéré comme une ressource extraterritoriale captive, par opposition à une ressource disponible pour tous grâce aux dynamiques de marché.

Trois types de sociétés d'extraction d'uranium

Il existe trois types de sociétés minières.

Tout d'abord, nous avons de très grandes entreprises, avec une structure d'entreprise de type occidental.

Ensuite, nous avons des sociétés minières "plus petites" que les précédentes, mais qui font partie de très grands conglomérats nucléaires, ce qui rappelle quelque peu l'ancien modèle du Kombinat (Комбинат). Qui plus est, les nouveaux Kombinats incluent également l'utilisation d'incitations financières et de programmes de coopération dans leurs opérations. C'est plus ou moins le format pour la Russie et de la Chine.

Par ailleurs, la société française Orano est une entreprise publique qui exerce de nombreuses activités liées à l'ensemble du cycle du combustible nucléaire et qui entretient des liens privilégiés avec d'autres entreprises publiques telles que EDF (fournisseur d'électricité) et Framatome (conception et fourniture d'équipements, de services et de combustibles pour les centrales nucléaires - 80,5% appartiennent à EDF), sans parler du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) (organisme public français de recherche et d'innovation, notamment dans le domaine de l'énergie). Elle peut donc être perçue comme un intermédiaire ou une synthèse entre une entreprise occidentale et une entreprise de l'Union européenne. Kombinat. Le récent achat d'actions de Westinghouse par Cameco (voir ci-dessous) souligne l'intérêt de et pour cette approche.

Ensemble, les entreprises appartenant à ces deux catégories - entreprises de style occidental et Kombinat - sont les principaux acteurs de l'exploitation minière de l'uranium. Il n'y en a que sept dans le monde.

Enfin, nous avons des entreprises beaucoup plus petites, généralement appelées "petites sociétés minières", souvent centrées sur une mine ou un projet. Les petites sociétés peuvent également être détenues par des entreprises plus importantes, ce qui peut leur donner le pouvoir de se développer. Elles peuvent aussi devenir des enjeux dans le cadre d'acquisitions amicales ou hostiles.

Il est difficile de classer les sociétés minières car elles ont des activités différentes et publient des données différentes. Néanmoins, si nous prenons comme indicateur principal les revenus de l'extraction d'uranium pour 2023, la plus grande société d'extraction d'uranium est la société kazakhe Kazatomprom, suivie de la société canadienne Cameco et de la société française Orano.

Les revenus liés à l'extraction d'uranium en provenance de la Russie ou de la Chine semblent beaucoup plus faibles, mais néanmoins importants. Toutefois, lorsque des chiffres sont disponibles, ils ne sont probablement pas comparables. Nous mentionnons ensuite l'Ouzbékistan, bien qu'il n'y ait pas de données spécifiques sur les revenus liés à l'exploitation de l'uranium.

Si l'on examine la production d'uranium par entreprise et par pays en 2022 (voir WNA, "World Uranium Mining Production", 16 mai 2024), on retrouve le même classement pour les trois plus grandes compagnies minières, suivies des chinoises CGN - 4ème - et CNNC - 7ème, des russes Uranium One - 5ème - et ARMZ - 9ème, de l'ouzbek Navoi - 6ème, de l'australienne BHP - 8ème, et de l'américaine General Atomics/Quasar - 10ème. La production de Quasar représente 15% de celle de Kazatomprom.

Les plus grandes compagnies minières d'uranium, "à l'occidentale"

Kazatomprom (Kazakhstan)

National Atomic Company (NAC) Kazatomprom, créée en 1997, est l'entreprise nationale du Kazakhstan, responsable de tout ce qui touche à l'industrie nucléaire, ainsi que des métaux rares. En 2018, une stratégie de privatisation de NAC Kazatomprom a été lancée. En 2024, le National Wealth Fund du Kazakhstan, Samruk-Kazyna détient 75% de Kazatomprom, les autres actions étant négociées à la Bourse de Londres et à la Bourse internationale d'Astana. Kazatomprom couvre l'ensemble du cycle du combustible nucléaire par le biais de coentreprises avec d'autres entreprises.

En 2022, l'extraction d'uranium représentait 85% des revenus de l'entreprise et en 2023 82% (rapport annuel 2023 p.47). Kazatomprom, en 2022, représentait 22% du marché minier, avec 11.373t U3O8 produites et, en 2023, 20% du marché minier avec 11.169t U3O8 produites (Ibid. pp. 7-10). Ses revenus en 2022 s'élèvent à 1 001 171 millions de KZT (Tenge kazakh) (2 248,16 millions USD ; 2 109,35 millions EUR) et en 2023 à 1 434 635 millions de KZT (3 233,24 millions USD ; 3 001,77 millions EUR) (Ibid.).

Cameco (Canada / Saskatchewan)

Cameco est une société canadienne privée. Plus exactement, il s'agit d'une société "privée" de la Saskatchewan, dont les propriétés foncières et les permis d'exploration se situent en majorité dans le nord de la Saskatchewan pour ce qui est de la partie canadienne. Lors de la création de Cameco en 1988, un type spécial d'actions, les "actions B", a été émis, "assigné à $1 du capital social, [qui] permet à l'actionnaire de voter séparément en tant que catégorie à l'égard de toute proposition visant à installer le siège social de Cameco ailleurs que dans la province de Saskatchewan" (p. 147). Cela montre le lien très fort entre Cameco et la province de Saskatchewan, même s'il s'agit d'une entreprise privée.

De plus, la Crown Investments Corporation est la société holding utilisée par le gouvernement de la Saskatchewan pour gérer ses sociétés d'État financières et commerciales ainsi que ses participations minoritaires dans des entreprises du secteur privé. Crown Investments Corporation détient 0,15% du capital de Cameco. Le président-directeur général de Cameco, Tim S. Gitzel, est quant à lui issu de l'université de Saskatchewan (il a également occupé des postes de direction au sein d'Orano).

Les activités de Cameco couvrent tout l'amont du cycle du combustible nucléaire, depuis l'exploration, l'exploitation minière et le broyage jusqu'à la fabrication du combustible, en passant par la conversion, et participe au développement de l' enrichissement au laser (pas encore commercialisé).

Ses clients sont des entreprises de services publics de l'énergie nucléaire de 15 pays. Cameco représente 16% de la production mondiale d'uranium (engagements de vente totaux de plus de 205 millions de livres d'U3O8) et possède 21% des installations mondiales de conversion primaire (engagements de vente totaux de fournir plus de 75 millions de kilogrammes d'UF6). En outre, en novembre 2023, elle a achevé l'acquisition de 49% de Westinghouse. Son chiffre d'affaires pour 2023 (recettes en termes canadiens) était de CAN$ 2.588 millions (environ US$ 1.887 millions ; € 1.770 millions), le produit de l'exploitation minière et du broyage représentant 84,5% de ses recettes attendues pour 2024 (Rapport annuel 2023 de Cameco).

Orano (France)

Orano Orano est une entreprise publique française, née en 2017 de la restructuration de la défunte Areva, cette dernière résultant de la fusion en 2001 de Framatome, Cogema et Technicatome, toutes issues des choix français en matière d'énergie nucléaire après la Seconde Guerre mondiale. Orano est présent à tous les stades du cycle du combustible nucléaire - en amont, avec l'enrichissement, et en aval, avec le retraitement et le recyclage, ainsi que le démantèlement des mines - ainsi que dans le transport et la logistique des matières nucléaires. L'État français détient 90% d'Orano, aux côtés de Japan Nuclear Fuel Limited et de Mitsubishi Heavy Industries qui détiennent chacun 5% (rapport annuel 2023, p.246).

Le chiffre d'affaires 2023 d'Orano est de 4.775 millions d'euros (5.088 millions de dollars). Le secteur minier représente 27,62% du chiffre d'affaires (1.319 millions EUR ; 1.405,55 millions USD).

Navoi Mining and Metallurgical Company (Ouzbékistan)

Navoi Mining and Metallurgical Company est la société d'État de l'Ouzbékistan qui s'occupe de toutes les questions minières et métallurgiques. Elle se concentre surtout sur l'or, mais a exprimé sa volonté de développer de plus en plus l'exploitation de l'uranium (site web).

Elle a été constituée en société par actions en 2021, dans le cadre d'un effort de réforme de l'entreprise publique.

Pour l'année 2022, ses recettes (toutes activités confondues) s'élevaient à 5.095 millions USD.

Les Kombinats

Uranium One (Russie)

En 2007, Rosatom, la société d'État russe de l'énergie atomique a été réorganisée en société d'État (K. Szulecki, I. "Overland, I. "Russian nuclear energy diplomacy and its implications for energy security in the context of the war in Ukraine“, Nat Energy 8, 413-421 ; 2023 ; Nikita Minin, Tomáš Vlček, "Determinants and considerations of Rosatom’s external strategy“, Energy Strategy Reviews, Vol. 17, 2017, pp. 37-44). Elle offre non seulement toutes les étapes du cycle du combustible nucléaire, mais aussi la construction et l'exportation de réacteurs nucléaires, tout en proposant des montages financiers (Ibid.).

Les recettes de Rosatom atteignent 27.300 millions d'USD en 2023 (Tass).

Rosatom détient 100% des actions avec droit de vote de la Joint-Stock Company Atomic Energy Power Corporation (JSC Atomenergoprom). JSC Atomenergoprom détient des parts dans 222 entreprises. Elle couvre l'ensemble du cycle de production nucléaire, de l'extraction minière à la production d'électricité. Selon ses états financiers, en 2022, elle se classait deuxième en termes de production d'uranium avec 14% du marché. En 2022, son chiffre d'affaires total a atteint 1396,5 milliards RUB ("équivalent à" 19.979,77 millions USD au taux de change moyen pour 2022 1 USD = 69,8957 RUB), et le chiffre d'affaires minier, y compris mais non limité à l'uranium, était de 24,7 milliards RUB ("équivalent à" 353,38 millions USD au taux de change moyen pour 2022), dont 8,9 milliards RUB ("équivalent à" 127,33 millions USD) ont été vendus à des "clients externes" (p. 59 et 17).

Ses principales sociétés minières sont JSC AtomRedMetZoloto (ARMZ), détenue directement à hauteur de 84,52% (les autres actions appartenant à Rosatom et TVEL JSC) et le Groupe Uranium One. ARMZ représente principalement la "division" minière nationale et tous les producteurs d'uranium russes font partie d'ARMZ (Interfax, "Rosatom plans to start commercial mining of uranium in Tanzania in several years", 22 novembre 2022). En 2022, les recettes d'ARMZ, qualifiée de " division minière de Rosatom ", ont atteint 24,7 milliards RUB (" équivalent à " 353,38 millions USD au taux de change moyen pour 2022 : 1 USD = 69,8957 RUB). Le groupe Uranium One est "responsable de la production d'uranium en dehors de la Fédération de Russie et est le quatrième producteur mondial d'uranium" (site web). Uranium One Inc, d'origine canadienne, est une filiale indirecte d'Uranium One Group. En 2019 (derniers états financiers disponibles), les revenus d'Uranium One Inc. s'élevaient à 394 millions USD. Jusqu'à présent, elle opère principalement au Kazakhstan.

ARMZ s'occupe également de l'exploitation minière à l'étranger. En 2011, en Tanzanie, ARMZ Uranium Holding Co a acquis le gisement de la rivière Mkuju en rachetant Mantra Resources. L'actif a ensuite été transféré à Uranium One Inc (Interfax, "Rosatom plans to start commercial mining of uranium in Tanzania in several years", 22 novembre 2022). 

CNNC, CGN et leurs satellites (Chine)

Deux grandes entreprises opèrent pour la Chine et sont toutes deux détenues par l'État.

China National Nuclear Corporation (CNNC) supervise tous les programmes nucléaires civils et militaires chinois. La CNNC participe à l'initiative Belt and Road et développe la coopération dans ce cadre (CNNC, "CNNC contributes to the Belt and Road Initiative“).

Elle est la seule entreprise à fournir de l'uranium domestique (WNA, "China’s Nuclear Fuel Cycle", 25 avril 2024). Elle exploite les mines en Chine par l'intermédiaire de sa filiale China Uranium Corporation Limited (CUC ou CNUC, également Sino-U), qui est également chargée de développer des projets à l'étranger (Ibid., CNNC Int Ltd "Informations sur l'entreprise“).

La CUC détient notamment comme filiale à 100 % CNNC Overseas Uranium Holding Limited ("CNNC Overseas"), qui détient à son tour 66,72% de CNNC Int Ltd (Ibid.). Cette dernière possède, en tant que filiale indirecte à 100 %, l'ancien Canadian Western Prospector Group Ltd. Les projets de Western Prospector (uranium et charbon) sont situés en Mongolie (Ibid.). CNNC Overseas a transféré à CNNC Ltd notamment les mines de Somina (Mines d'Azelik) au Niger. CNNC LtD est cotée à la bourse de Hong Kong (Ibid.). CNNC Int Ltd agit également en tant que négociant en uranium, notamment pour le compte de CNUC.(2) En 2022, les recettes de CNNC Int Ltd ont atteint 567,9 millions HK$ (72,61 millions USD).

La CUC/CNUC détient plusieurs mines et a différents projets à l'étranger, par le biais d'entreprises conjointes ou directement, notamment Rössing en Namibie (Rossing Uranium CNUC Hand-over information 25 juillet 2019).

China General Nuclear Power Corporation (CGN) sous la direction de la State-Owned Assets Supervision and Administration Commission (SASAC) du Conseil d'État de la Chine possède la China General Nuclear Power Co (CGNP). Cette dernière est la plateforme chinoise de production d'énergie nucléaire. Elle possède CGN Mining Co Ltd (CGNM), qui a acquis CGN Global Uranium Ltd (CGNGU) en 2019 et détient également 100 % de CGNM UK Ltd. CGNGU commercialise les ressources en uranium de CGN sur le marché international. CGNM UK Ltd, par l'intermédiaire d'une joint venture avec Kazatomprom, a mis en place la société d'exploitation minière Ortalyk LLP, fondée en 2011, qui détient les permis et exploite les mines des champs de Central Mynkuduk et Zhalpak au Kazakhstan.

Pour 2022, le groupe China General Nuclear Power Co a enregistré un revenu d'environ 82.822 millions RMB (11.431 millions USD). En décembre 2023, le chiffre d'affaires de CGN Mining Co Ltd était de 2.210 millions HKD (282 millions USD, 263 millions d'euros).

En plus de détenir et d'exploiter des mines, la Chine complète également son approvisionnement par des achats d'uranium. Par exemple, "en mai 2014, la société chinoise CGN a accepté d'acheter pour $800 millions d'uranium jusqu'en 2021" à l'Ouzbékistan (WNA, "Uranium in Uzbekistan2 avril 2024). Selon les douanes chinoises, l'Ouzbékistan serait " le deuxième fournisseur d'uranium du pays après le Kazakhstan " (Ibid.). En 2018, Orano était également un important fournisseur d'uranium naturel de CGNP (Site internet d'Orano Chine).

Il convient également de mentionner une entreprise telle que Beijing Zhongxing Joy Investment Co. Ltd (ZXXJOY investir), située à Pékin, qui est spécialisée dans les projets miniers internationaux, y compris l'extraction d'uranium, mais qui ne se concentre pas uniquement sur ce minerai. ZXJOY invest est liée à ZTE, société de télécommunication partiellement détenue par l'Etat (Management of ZXJOY invest ; Raphaël Rossignol, "Uranium nigérien, le coup de maître de la Russie“, Forbes, mars 2024). Elle participe notamment à des projets d'extraction d'uranium au Niger (mine d'Arlit - voir ci-dessous, troisième partie) et au Zimbabwe.

Une nouvelle ruée vers le Klondike ? Autres sociétés et projets dans le domaine de l'uranium et sociétés juniors

Les États-Unis n'ont pas de grande société minière d'uranium et semblent, jusqu'à présent, peu impliqués dans l'exploitation de mines à l'étranger (EIA, Uranium Marketing Annual Report, 2023 ; WNA, "US Uranium Mining and Exploration", novembre 2021 ; Agence pour l'énergie nucléaire (AEN)/Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Uranium 2022: Resources, Production and Demand (Red Book 2022,), Éditions OCDE, Paris, 2023). Jusqu'en 2023, la principale exception est la société privée Quasar Resources (Australie - mine d'uranium Four Mile) appartenant à Heathgate Resources Pty Ltd, une société australienne d'extraction d'uranium (Beverley Mine), qui est en fait détenue par General Atomics (GA), une très grande entreprise privée américaine spécialisée dans l'énergie et la défense. En 2023, GA se classait au 197e rang du classement de ForbesLes plus grandes entreprises privées d'Amérique (2023) , avec un chiffre d'affaires de 3,1 milliards d'USD.

Les entreprises australiennes sont plus petites et opèrent principalement en Australie ou en Namibie. Nous avons notamment BHP Group Limitedune société minière et métallurgique multinationale qui exploite, entre autres, l'uranium en tant que sous-produit du cuivre en Australie.

Paladin Energy est une entreprise australienne qui est en train de redémarrer la mine Langer Heinrich en Namibie. Cette dernière devrait entrer en production au cours du premier trimestre 2024. Paladin Energy n'a pas eu de revenus en 2022 et 2023 (voir états financiers 2023 p.71). L'australienne Bannerman Energy développe le projet Etango en Namibie et, de ce fait, ne perçoit pas de revenus significatifs en dehors des intérêts (États financiers 2023).

Nous trouvons également deux petites entreprises canadiennes, Global Atomic Corporation - Canada (GAC) et GoviEx, actives au Niger. En 2023, GAC avait un revenu de $ 0,689 million CAN (0,5 million USD) et GoviEx ne s'était pas encore engagée dans la production commerciale, étant toujours concentrée sur l'exploration et le développement de projets (états financiers pour 2022, p.13 ).

De nombreuses autres entreprises verront probablement le jour avec le temps et les découvertes. Par exemple, le 9 novembre 2023, l'entreprise canadienne NexGen Energy Ltd reçu l' approbation ministérielle en vertu de la loi sur l'évaluation environnementale (Environmental Assessment Act) de la Saskatchewan pour le Projet Rook I. Selon l'entreprise, la mine pourrait "représenter plus de 23 % de la production mondiale d'uranium au cours des premières années de production" (Pratyush Dayal, ".Sask. government approval brings new biggest uranium project in Canada closer to reality,” CBC News, 28 novembre 2023).

Les entreprises semblent être perçues comme juniors lorsqu'elles en sont au stade de l'exploration de l'uranium et qu'elles sont plus petites.

Une nouvelle perspective sur l'approvisionnement potentiel en uranium

Par conséquent, si l'on veut évaluer la situation de l'approvisionnement pour un pays, il faut non seulement considérer les pays, mais aussi les entreprises nationales et étrangères qui détiennent des réserves et des ressources, en fonction de leurs joint-ventures et de leurs permis d'exploitation, sur un territoire.

Si l'on considère les ressources en uranium en fonction des détenteurs de réserves et de ressources, nationaux ou étrangers, on obtient une vision des ressources en uranium par pays, comme le montrent les graphiques ci-dessous, qui diffère de la vision classique que nous avons vue précédemment.

Méthodologie, sources et divergences

Les réserves et ressources globales d'uranium d'un pays sont composées des éléments suivants:

  • les réserves et les ressources détenues sur le territoire du pays
    • soit par l'État, ou par des entreprises nationales,
    • soit par des sociétés étrangères. Cette part des réserves et des ressources ne peut en fait pas être utilisée par l'État, sauf si les contrats sont résiliés d'une manière ou d'une autre.
  • les réserves et les ressources détenues par les entreprises nationales à l'étranger. Dans ce cas, le statut et les liens de la société nationale opérant à l'étranger avec l'État renforceront la capacité de l'État à utiliser les réserves détenues à l'étranger et donc la sécurité de l'approvisionnement. Cependant, ce type d'approvisionnement est évidemment moins sûr que ceux détenus par un État sur son propre territoire, car des contrats peuvent être rompus, des expropriations peuvent avoir lieu, etc. Il s'agit néanmoins de réserves et de ressources disponibles pour l'approvisionnement.

Pour Kazatomprom, Cameco et Orano, ainsi que pour les pays correspondants où ils opèrent, nous avons utilisé les réserves prouvées et probables et les ressources mesurées et indiquées (cf. glossaire), puis les ressources présumées telles qu'elles figurent dans leurs rapports annuels respectifs pour 2023.

Toutefois, il convient de noter que le traitement des réserves de minerai et des ressources varie selon les sociétés d'audit. Par exemple, alors que le CRIRSCO (voir glossaire) précise que les réserves de minerai ne doivent pas être incluses dans les ressources, une société comme SRK consulting, qui audite les mines pour Kazatomprom, souligne au contraire que "les déclarations de ressources minérales auditées de SRK sont rapportées en incluant les ressources minérales converties en réserves de minerai. La réserve de minerai auditée est donc un sous-ensemble des ressources minérales et ne doit donc pas être considérée comme un complément à celles-ci " (SRK Consulting (UK) Limited, rapport d'audit 2020, p.23). Au contraire, Cameco suit les lignes directrices du CRIRSCO et les réserves sont déclarées en plus des ressources (2023 Annual report, p. 104). Orano, pour sa part, mentionne seulement qu'elle suit le CRIRSCO en termes de reporting, excluant ainsi logiquement les réserves des ressources (rapport annuel 2023, p.34).

En outre, la manière dont les prix futurs de l'uranium sont évalués influence fortement les estimations des réserves et des ressources, sans parler de l'anticipation des taux de change futurs. Par exemple, SRK Consulting pour Kazatomprom estime avec précision les prix annuels futurs pour son évaluation des réserves et des ressources. Pour sa part, l'AEN/AIEA présente les ressources en fonction d'une fourchette de prix.

Il y a donc des divergences dues à de multiples facteurs lorsque l'on cherche à évaluer l'approvisionnement futur par pays.

Le graphique ci-dessous illustre cette différence en comparant les données fournies par Kazatomprom et SRK Consulting (UK) Limited, concernant les réserves et les ressources à la fin de 2020 (pp. 23, 24, 29), et les données du Red Book 2022 de l'AEN/AIEA, qui correspondent à la même période.

Les différences entre les estimations kazakhes et l'évaluation des agences internationales sont importantes et vont de moins 19 800 tU en comparant Kazatomprom 2020 aux Ressources récupérables < 80 USD/kgU selon l'AEN/AIEA (moins d'uranium pour l'AEN/AIEA), à 239 000 tU en comparant Kazatomprom 2020 aux Ressources in situ(3) < 260 USD/kgU selon l'AEN/AIEA (moins d'uranium pour Kazatomprom).

Dans le pire des cas, la différence correspond approximativement à 13 ans des besoins en uranium estimés en 2024 pour les États-Unis, 18 ans pour la Chine et 29 ans pour la France (voir, pour les estimations annuelles, Hélène Lavoix, "L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine“, The Red Team Analysis Society, 22 avril 2024).

Compte tenu de la complexité des méthodologies utilisées pour estimer chaque type de réserves et de ressources, et des différents types de rapports, il est impossible de réconcilier facilement et parfaitement toutes les statistiques.(4)

Glossaire

La classification des ressources en uranium varie selon les acteurs.

Pour l'AEN/AIEA:

"Les ressources conventionnelles, ainsi que les ressources non conventionnelles lorsque des données suffisantes sont disponibles, sont ensuite divisées en quatre catégories en fonction des différents niveaux de confiance :

  1. Ressources raisonnablement assurées (RAR)
  2. Ressources présumées (RI)
  3. Ressources à pronostic (PR)
  4. Ressources spéculatives (SR)"

La correspondance entre les systèmes variant selon les pays est la suivante, selon l'AEN/AIEA, "Figure A3.1. Corrélation approximative des termes utilisés dans les principaux systèmes de classification des ressources", Uranium 2022: Resources, Production and Demand, OCDE 2023.

Ressources identifiéesRessources non découvertes
AEN/AIEARaisonnablement assuréInféréPronosticSpéculatif
AustralieMesuréIndiquéInféréNon-découvert
Canada (RNCan)MesuréIndiquéInféréPronosticSpéculatif
États-Unis (DOE, USGS)Raisonnablement assuréInféréNon-découvert
Russie, Kazakhstan, Ukraine, OuzbékistanA+B+C1C2C2+P1P1P2 / P3
AEN/AIEA, Uranium 2022: Resources, Production and Demand, OECD 2023, pp. 537-538

Pour les entreprises, telles que Kazatomprom, Cameco et Orano, par exemple, le Committee for Mineral Reserves International Reporting Standards (CRIRSCO) établit la norme internationale de déclaration pour l'estimation des ressources minérales et le calcul des réserves minières à partir des meilleures pratiques mondiales et fait des recommandations. Les réserves et les ressources sont expliquées en détail dans le rapport International Reporting Template (dernière édition 2019) :

  • Réserves: "Une réserve minérale est la partie économiquement exploitable d'une ressource minérale mesurée et/ou indiquée.... Des études de préfaisabilité ou de faisabilité, selon le cas, auront été réalisées avant la détermination des réserves minérales." (p. 25).
    • Réserves probables : "Une réserve minérale probable est la partie économiquement exploitable d'une ressource minérale indiquée et, dans certaines circonstances, d'une ressource minérale mesurée. La confiance dans les facteurs de modification s'appliquant à une réserve minérale probable est plus faible que celle s'appliquant à une réserve minérale prouvée". (p. 26).
    • Réserves prouvées : "Une réserve minérale prouvée est la partie économiquement exploitable d'une ressource minérale mesurée. Une réserve minérale prouvée implique un degré élevé de confiance dans les facteurs modificateurs". (p. 26).
  • Ressources (non cumulées avec les réserves) : "Une ressource minérale est une concentration ou une occurrence de matière solide d'intérêt économique dans ou sur la croûte terrestre, sous une forme, une teneur ou une qualité et une quantité telles qu'il existe des perspectives raisonnables d'extraction économique à terme.
    L'emplacement, la quantité, la teneur ou la qualité, la continuité et les autres caractéristiques géologiques d'une ressource minérale sont connus, estimés ou interprétés à partir de preuves et de connaissances géologiques spécifiques, y compris l'échantillonnage.
    Les ressources minérales sont subdivisées, par ordre de confiance géologique croissante, en catégories présumées, indiquées et mesurées". (p. 19).
    • Ressources mesurées: "la quantité, la teneur ou la qualité, les densités, la forme et les caractéristiques physiques sont estimées avec un degré de confiance suffisant pour permettre l'application de facteurs modificatifs à l'appui de la planification détaillée de la mine et de l'évaluation finale de la viabilité économique du gisement..." (p. 21).
    • Ressources indiquées: "la quantité, la teneur ou la qualité, les densités, la forme et les caractéristiques physiques sont estimées avec suffisamment de confiance pour permettre l'application de facteurs de modification suffisamment détaillés pour étayer la planification minière et l'évaluation de la viabilité économique du gisement..." (p. 21).
    • Ressources présumées: "la quantité et la teneur ou la qualité sont estimées sur la base de preuves géologiques limitées et d'échantillonnages..." (p. 20).
CRIRSCO, International Reporting Template (dernière édition 2019)

Par conséquent, dans le graphique ci-dessous, nous avons utilisé, lorsqu'elles étaient disponibles, les données sur les entreprises fournies dans le dernier rapport public complet disponible au moment de la rédaction - la plupart du temps, les déclarations annuelles pour 2023. Lorsqu'aucune autre source n'était disponible, nous avons utilisé le RAR, tel qu'il figure dans le rapport annuel de 2022. Red Book 2022, et par la WNA. Nous avons construit les réserves et les ressources mesurées et indiquées (R&R) par pays de bas en haut, en commençant par les mines et les entreprises, comme nous l'avons fait pour nos recherches sur les réserves et les ressources mesurées et indiquées (R&R). The World of Uranium: Mines, States, and Companies – Database and Interactive Graph.

Une perspective différente sur l'approvisionnement en uranium

Le graphique ci-dessous présente les réserves et les ressources en fonction de leurs détenteurs. Le graphique montre les réserves et les ressources mesurées et indiquées (R&R) telles qu'elles étaient avant les développements de juin et juillet au Niger (voir Niger : une nouvelle menace grave pour l'avenir de l'énergie nucléaire française ?).

Si l'on considère la disponibilité de l'approvisionnement à travers ce prisme, le classement de nombreux pays change par rapport à l'approche classique pour les réserves et ressources.

L'Australie reste prioritaire. Les réserves et les ressources que les entreprises australiennes détiennent à l'étranger compensent largement celles que les étrangers détiennent sur son territoire. Toutefois, le niveau très élevé de la R&R australienne doit être considéré avec prudence. En effet, une seule mine (la mine Olympic Dam), appartenant au groupe BHP, détient 1.970.000 tU de R&R selon l'entreprise (l'uranium est produit comme sous-produit du cuivre, les R&R exactes sont 1280600 dans OC Sulphide et 689400 dans UG Sulphide, BHP Group annual report 2023). Cela représente 86% des R&R d'uranium connues pour l'Australie géographique. En outre, au moins un autre grand gisement australien n'est actuellement pas disponible (voir le rapport à venir). Les riches réserves et ressources d'uranium australiennes pourraient donc être en partie un mirage.

L'Australie est suivie par le Canada et ses opérations étrangères actives, puis par le Kazakhstan et sa politique de joint-ventures.

Le Canada, compte tenu de la vaste expérience des sociétés minières canadiennes, d'une part, et des relations avec les sociétés étrangères qui exploitent des mines au Canada, pourrait être en bien meilleure position que l'Australie pour l'avenir. Cette situation pourrait progressivement changer si l'Australie décidait de modifier sa politique nucléaire, le débat sur la question étant rouvert à l'approche des élections (John Boyd, "L'Australie débat de la sortie du nucléaire : la promesse d'un homme politique de construire sept centrales nucléaires suscite une vive polémique.", 3 juillet 2024, IEEE Spectrum)

En conséquence, en termes géopolitiques, les réserves et les ressources d'uranium seraient beaucoup moins bien réparties dans le monde qu'on ne le pense. Par exemple, si les États-Unis, pauvres en uranium (voir ci-dessous), envisageaient de compter sur leurs proches alliés, l'Australie et le Canada, pour s'approvisionner en uranium, ils pourraient constater que l'approvisionnement est beaucoup moins disponible qu'ils ne l'espèrent. Il faudra peut-être du temps pour que les ressources australiennes deviennent exploitables. Entre-temps, l'influence du Canada dans le monde pourrait également être considérablement renforcée, ce qui aurait des conséquences pour l'Amérique du Nord.

Le Kazhakstan se classe au troisième rang en termes de réserves et de ressources, tout en étant l'un des principaux producteurs mondiaux. Cependant, comme l'a souligné Meirzhan Yusupov, président du conseil d'administration de Kazatomprom, lors d'un entretien avec le Financial Times (FT) les problèmes logistiques découlant de la guerre en Ukraine et la fermeture des routes passant par la Russie pourraient favoriser les marchés de l'Est (par exemple "Kazatomprom : Le Kazakhstan est confronté à des contraintes d'approvisionnement en uranium vers l'Ouest dans le contexte du conflit ukrainien“, 11/09/2024, Daryo). La position du Kazhakstan en tant que fournisseur mondial s'en trouverait fragilisée. Réciproquement, si les problèmes de transport persistent, l'approvisionnement des acheteurs occidentaux d'uranium pourrait devenir complexe. De même, les réserves situées à l'est de la Russie pourraient devenir moins facilement accessibles.

Si l'on ne tient pas compte des ressources présumées, la Russie possède près de 40% de réserves et de ressources provenant de l'exploitation minière à l'étranger. Malheureusement, les rapports annuels des divisions et holdings minières russes ne fournissent pas d'estimations précises des réserves et ressources nationales. Les ressources utilisées sont celles fournies par les organismes internationaux. Il semble néanmoins que la Russie soit bien dotée en uranium domestique, ce qui renforce sa sécurité.

Compte tenu des tensions internationales croissantes et des sanctions américaines de mai 2024 interdisant les importations de produits à base d'uranium russe, on peut s'attendre à ce que la Russie renforce ses activités à l'étranger, ne serait-ce que pour empêcher ou compliquer l'approvisionnement en uranium des États-Unis et de leurs alliés ("Congress Passes Legislation to Ban Imports of Russian Uranium“, Morgan Lewis,, 13 mai 2024). La Russie pourrait également chercher à agir sur les prix à long terme de l'uranium, en s'assurant qu'ils se situent à un niveau qui profite à la Russie et à ses alliés, tout en perturbant la stratégie des autres. Les déclarations fermes des présidents russe et chinois lors de la visite d'État du président russe en Chine à la mi-mai 2024, mentionnant spécifiquement la coopération énergétique, qui "s'étend au-delà des hydrocarbures pour englober l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire", constituent un autre signal important renforçant la probabilité de voir les tensions géopolitiques avoir un impact sur l'exploitation minière de l'uranium, éventuellement même la façonnant (site Web du président de la Russie, "Media statement following Russia-China talks", 16 mai 2024 ; Bernard Orr, Guy Faulconbridge et Andrew Osborn, "Putin and Xi pledge a new era and condemn the United States", Reuters, 17 mai 2024). Des recherches et analyses supplémentaires, ainsi que des scénarios, sont ici plus que justifiés.

La Chine se classe ensuite au 9ème rang sans ressources présumées et au 7ème avec des ressources présumées. Compte tenu du développement prévu de sa production d'énergie nucléaire au cours des prochaines décennies et de l'augmentation considérable de ses besoins annuels en uranium qui en résultera, ces ressources seront-elles suffisantes en termes d'approvisionnement (voir L'avenir de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine) ? La Chine s'est montrée active dans le développement de l'exploitation minière à l'étranger et nous pouvons nous attendre à ce qu'elle renforce encore ces efforts. Quelles seront les conséquences au niveau mondial ? La Chine a également pour politique d'acheter de l'uranium par le biais de contrats à long terme. Ces achats, ainsi que le développement de l'exploitation minière à l'étranger, pourront-ils se poursuivre et s'intensifier sans empêcher l'approvisionnement d'autres pays ? Là encore, il convient de poursuivre les recherches et de suivre la question de près.

Les mines du Niger sont principalement exploitées par la France, le Canada et la Chine. Signe supplémentaire de l'importance du renforcement de l'offre, le 13 mai 2024, le gouvernement nigérien a annoncé la décision de rouvrir la mine d'Azelik détenue par la joint-venture Somina, elle-même détenue à 37,2% par CNUC (Chine) et à 24,8% par ZXJOY invest (Chine) et fermée depuis 2014 (e.g. Le Monde, "Au Niger, une entreprise chinoise va reprendre l'extraction d'uranium après dix ans d'interruption", 14 mai 2024). Auparavant, le 10 mai 2024, ZXJOY invest avait rencontré l'ambassadeur du Niger en soulignant "les opportunités futures pour les investisseurs entre la Chine et le Niger" (ZXJOY CEO Met with Niger Ambassadorsite web). Cette décision avait été préparée en juin 2023 par un accord entre la CNUC et le gouvernement nigérien prévoyant la réouverture de la mine (Ibid.).

En outre, comme le montrent les événements et les développements en 2024, le Niger fait partie de forces politiques et géopolitiques puissantes, qui interagissent avec la politique et la géopolitique de l'approvisionnement en uranium (cf. Niger : une nouvelle menace grave pour l'avenir de l'énergie nucléaire française ?). Le coup d'État au Niger a bouleversé la situation antérieure, comme en témoigne la décision nigérienne de mettre fin à la coopération militaire avec les États-Unis à la suite de la réaction américaine au désir nigérien de vendre de l'uranium à l'Iran (Le Monde, “Au Niger, la question de l'uranium à l'origine de la discorde avec les Etats-Unis, selon le premier ministre"(14 mai 2024). Ainsi, compte tenu des réserves et des ressources disponibles, il faudra impérativement compter avec ces forces et agir en conséquence.

L'UE se classe ensuite au septième rang, grâce à l'expertise et au portefeuille minier de la France et d'Orano à l'étranger.

La France, pour sa part, se situe au 8ème rang et l'UE sans la France au 16ème. La position de la France, par rapport à la vision classique des réserves et ressources, est donc considérablement modifiée, passant d'une absence apparente dans le monde des fournisseurs à une place plutôt forte, même si les réserves et ressources d'outre-mer sont moins sûres que celles détenues sur le territoire national, comme le montre la situation au Niger (Niger : une nouvelle menace grave...). Cela devrait conduire à une politique étrangère et à une stratégie tenant compte de la nécessité de sécuriser ces approvisionnements clés et de les développer.

Entre-temps, il convient également de garder à l'esprit les ressources européennes inexploitées. L'Europe devrait, à la lumière de l'objectif de tripler la production d'énergie nucléaire d'ici 2050, commencer à développer ses mines, d'autant plus que le délai entre l'exploration et la production est long. En tout état de cause, le fait que l'Europe se classe au septième rang mondial légitime encore davantage la création, en mars 2024, de l'Alliance nucléaire de l'UE (Déclaration de l'Alliance nucléaire de l'UE, réunion du 4 mars 2024). L'Europe pourrait ici jouer une carte forte non seulement en termes de sécurité énergétique mais aussi d'influence internationale. Grâce à l'uranium, elle pourrait notamment retrouver un levier auprès des Etats-Unis, ce qui pourrait aider le vieux continent à reconquérir son indépendance.

Il y a ensuite la Namibie, dont la politique consiste à laisser les étrangers exploiter les mines namibiennes. Les mines namibiennes sont principalement exploitées par des sociétés chinoises et australiennes.

Il faut également souligner que les États-Unis ne se classent plus qu'au 15e rang mondial. Non seulement leurs efforts pour s'approvisionner à l'étranger sont rares, mais une partie de leurs propres mines d'uranium sont exploitées par des étrangers, principalement des Canadiens (notez que les avoirs de Rosatom dans les mines américaines ont été vendus à la société texane Uranium Energy Corp en novembre 2021, "UEC to buy Uranium One’s US uranium assets“, World Nuclear News, 9 novembre 2021).

Compte tenu des besoins actuels et futurs des États-Unis, on peut se demander si l'absence apparente d'intérêt et d'efforts à l'étranger est stratégiquement cohérente. Comme nous l'avons souligné plus haut, l'espoir d'un approvisionnement australien et canadien n'est peut-être pas si sûr. En outre, la coopération entre la Russie et la Chine en matière d'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire, dans le cadre des besoins croissants de la Chine en uranium, pourrait avoir un impact important sur la disponibilité de l'uranium.

En conclusion, si l'on utilise la perspective revisitée des réserves et ressources d'uranium à la lumière des besoins actuels en uranium et des enjeux liés à la production d'électricité à partir de l'énergie nucléaire, on obtient les graphiques de la colonne de droite ci-dessous. A titre de comparaison, nous donnons l'approche classique dans la colonne de gauche.

Les changements les plus stupéfiants concernent la France, et bien sûr, par voie de conséquence, l'UE avec la France, ainsi que le Japon, grâce à ses joint-ventures au Kazakhstan et à la participation des entreprises japonaises dans la société française Orano. Nous pouvons constater que la sécurité de l'approvisionnement en uranium pour ces trois États et quasi-États est beaucoup plus forte qu'on ne le pensait au départ. Ces acteurs entrent dans le groupe des entités étatiques ayant à la fois des enjeux importants en ce qui concerne l'énergie nucléaire et une sécurité relativement équilibrée en termes d'approvisionnement et de besoins.

L'approche revisitée révèle une amélioration de la situation de la Russie et du Canada, qui bénéficiaient déjà de perspectives sûres et équilibrées. La situation de la Chine apparaît également meilleure que prévu.

En revanche, les États-Unis apparaissent relativement à la traîne par rapport aux autres pays.

Dans cet article, nous ne nous sommes concentrés que les réserves et les ressources. Le passage des réserves à la production devrait ajouter une nouvelle couche de complexité à la question.


Notes

(1) Des approches similaires devraient également être développées pour chaque étape du cycle du combustible afin d'avoir une vision exhaustive du domaine et de sa sécurité.

(2) Suite à différentes circulaires et cadres signés en 2022, les activités de CNNC Group Ltd sont définies comme suit :

"Le groupe a convenu de

i) agir en tant que fournisseur prioritaire du groupe CNUC pour sa demande à court terme de produits d'uranium naturel et en tant que fournisseur régional unique du groupe CNUC pour sa demande à moyen et long terme de produits d'uranium naturel ; et

ii) agir en tant que distributeur autorisé exclusif pour la vente et la distribution des produits d'uranium produits par la mine d'uranium de Rössing (détenue indirectement par la CNUC à hauteur d'environ 68,62%), pour la revente à des clients tiers dans tous les pays et régions du monde, à l'exception de la RPC".

Rapport annuel 2023, p. 6

(3) Selon l'AEN/AIEA, "les ressources in situ se réfèrent à la quantité estimée d'uranium dans le sol" avant d'envisager la manière de récupérer les ressources (pp. 10, 17). L'AEN/AIEA applique ensuite un facteur de récupération pour obtenir les ressources récupérées (Ibid.). Dans le cas du Kazakhstan, le facteur appliqué est de 88,38% et 88,18% pour passer des ressources in situ aux ressources récupérables.

(4) L'étude allemande plus récente BGR Energiestudie 2023 (février 2024) ne permet pas non plus de réconcilier facilement les données si l'on prend l'exemple du Kazakhstan.

Le futur de la demande d'uranium - La montée en puissance de la Chine

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Le monde s'apprête à faire l'effort de tripler sa capacité d'énergie nucléaire d'ici à 2050. Même si les réserves d'uranium sont censées être abondantes et présentes dans le monde entier, la nécessité de produire de l'uranium à partir de mines, avec de longs délais de l'exploration à l'extraction et à la production, ajoutée à la fatalité de la géographie et à un contexte national, international et géopolitique volatile, impliquent que la politique et la géopolitique pourraient rapidement devenir des facteurs très importants pour l'approvisionnement en uranium donc pour que la demande soit satisfaite et ainsi, finalement, pour la production d'énergie nucléaire (voir Helene Lavoix, "L'uranium et le renouveau de l'énergie nucléaire“, The Red Team Analysis Society, 9 avril 2024).

Pour pouvoir mieux évaluer ce qui pourrait se passer à l'avenir, nous devons aller au-delà, ou plutôt en deçà, du niveau mondial.

Dans cet article, nous examinons la demande d'uranium par pays, laquelle est largement déterminée par les centrales nucléaires en activité, en construction et en projet. Ainsi, nous établissons d'abord un scénario de base pour l'avenir des capacités d'énergie nucléaire, sur lequel s'appliqueront la décision de 2023 de tripler l'énergie nucléaire et les politiques connexes. Nous suivons l'évolution par pays et notamment la montée en puissance de la Chine, laquelle supplante l'Amérique. Nous soulignons ensuite une conséquence géopolitique directe de la multiplication des réacteurs nucléaires sur les territoires, les centrales nucléaires devenant des éléments essentiels sur les théâtres de guerre. Enfin, nous nous intéressons aux besoins en uranium par pays.

Présent et futur de la capacité en énergie nucléaire dans le monde

La demande d'uranium dépend évidemment en premier lieu de l'énergie nucléaire produite par un pays, laquelle dépend à son tour des réacteurs nucléaires en fonctionnement (Agence de l'énergie nucléaire (AEN)/Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Uranium 2022: Resources, Production and Demand (Red Book 2022,), Éditions OCDE, Paris, 2023).

Si le monde a l'intention de tripler la capacité de production d'énergie nucléaire, nous devons déterminer, par pays, le nombre de centrales nucléaires existantes, le nombre de celles qui sont déjà prévues et le nombre de celles qui doivent être ajoutées. La capacité nucléaire existante et prévue, d'une part, et les capacités qui doivent être ajoutées pour atteindre l'objectif de triplement, d'autre part, détermineront ensuite les scénarios pour la demande future d'uranium par pays.

Cependant, comme la plupart des décisions concernant les capacités nucléaires, et donc les plans connexes, ont été prises avant la décision de décembre 2023 sur le renouvellement de l'énergie nucléaire, les programmes et projets existants seront probablement modifiés. Pour tenir compte de cette possibilité, nous évaluons ici, en termes de capacités nucléaires, un scénario de base.

De l'avance américaine à la suprématie chinoise ?

La production d'énergie nucléaire en 2024

En avril 2024, la production mondiale d'énergie nucléaire atteignait 375,57 GWe nets (AIEA - PRIS, 14/04/2024). Par rapport à l'évaluation faite par l'AEN/AIEA pour le début de l'année 2021 avec une capacité nette de production d'énergie de 393 GWe, nous aurions donc une diminution de 4 43% (Uranium 2022, p. 12). En ce qui concerne les statistiques de l'AIEA - PRIS, 14/04/2024 , nous aurions une augmentation de 1,23% par rapport à 2022 et à 370,99 GWe et de 2,39% par rapport à 2021 (fin de l'année) et à 366,79 GWe.

La capacité de production d'énergie nucléaire par pays est présentée dans le graphique ci-dessous :

Part des pays dans la capacité de production nucléaire mondiale en 2024
Source : IAEA PRIS 14/04/2024 

Les plus grands producteurs d'énergie nucléaire sont, par ordre d'importance, les États-Unis, suivis de la France, de la Chine, de la Russie, de la République de Corée, du Canada et de l'Ukraine, comme le montre le diagramme circulaire. Ensemble, ils représentent 80% de la production mondiale.

Des capacités d'énergie nucléaire d'aujourd'hui à celles de demain

Compte tenu du temps nécessaire à la construction d'une centrale nucléaire et de la réglementation stricte qui entoure l'industrie nucléaire, nous avons une assez bonne idée de la capacité de production nucléaire de demain pour les centrales classiques, c'est-à-dire en excluant les petits réacteurs modulaires (SMR) et les réacteurs modulaires avancés (AMR).

En sus des centrales en fonctionnement, il faudra tenir compte des réacteurs en construction (connus jusqu'en 2030), puis de ceux qui sont planifiés (jusqu'à 15 ans dans le futur), et enfin de ceux qui sont proposés (pas encore planifiés, avec un calendrier incertain) (World Nuclear Association, "Plans For New Reactors Worldwide", avril 2024).

Néanmoins, il conviendra d'ajouter au scénario de base une variation en fonction du nombre de réacteurs qui pourraient être arrêtés ou, au contraire, faire l'objet d'une exploitation prolongée. En 2023, l'Association nucléaire mondiale (WNA) estimait que "plus de 140 réacteurs pourraient faire l'objet d'une exploitation prolongée d'ici à 2040" (Global Scenarios for Demand and Supply Availability 2023-2040, 21e édition, septembre 2023). Par ailleurs, elle a estimé dans son scénario de référence 2023 que 66 réacteurs fermeraient d'ici 2040 (WNA, Notes in "World Nuclear Power Reactors & Uranium Requirements", avril 2024).

D'ici à 2030, la Chine dépassera la France en termes de production d'énergie nucléaire.

Si l'on ajoute à la capacité actuelle les réacteurs en construction, on obtient la capacité nucléaire pour l'année 2030

Pour le scénario de base, si l'on considère les réacteurs en construction, comme le montre le graphique ci-dessous, nous obtenons une idée de la capacité nucléaire maximale (c'est-à-dire en supposant qu'il n'y ait pas de fermeture de réacteur) que les pays devraient atteindre d'ici à 2030 (WNA, "Plans For New Reactors Worldwide", avril 2024, et IAEA PRIS 14/04/2024 "En cours de construction").

Estimation de la part des pays dans la capacité de production nucléaire maximale d'ici 2030 dans le monde - Source : IAEA PRIS 14/04/2024 et WNA

En 2030, en part de la production mondiale, si les Etats-Unis restent en tête, la Chine dépasse la France. Suivent la Russie, la République de Corée, l'Ukraine, le Japon, le Canada et l'Inde, qui entre dans le groupe des plus grands producteurs d'énergie nucléaire. Au total, ces neuf pays représentent 80 % de la production mondiale d'énergie nucléaire.

D'ici à 2039, la Chine sera en tête de la production d'énergie nucléaire dans le monde.

Nous pouvons ensuite ajouter les centrales nucléaires "classiques" qui sont planifiées, c'est-à-dire, selon la taxonomie de la WNA, les centrales pour lesquelles "les approbations, le financement ou l'engagement [sont] en place, et dont l'exploitation est principalement prévue dans les 15 prochaines années" (WNA, "Plans For New Reactors Worldwide", avril 2024).

Ainsi, d'ici à 2039, nous pouvons estimer que la capacité de production nucléaire maximale par pays (sans SMR et AMR) sera telle que représentée dans le graphique ci-dessous.

Estimation de la part des pays dans la capacité de production nucléaire maximale d'ici 2039 dans le monde - Source : IAEA PRIS 14/04/2024 et WNA

En 2039, en termes de part de la production mondiale, la Chine occupe désormais la première place, suivie des États-Unis, de la France, de la Russie, de la République de Corée, de l'Inde, de l'Ukraine, du Japon et du Canada. Ensemble, ces neuf pays représentent 81 % de la production mondiale d'énergie nucléaire.

À partir de 2040, la production d'énergie nucléaire de la Chine dépasse de loin celle des autres pays

Finalement, nous pouvons ajouter à la capacité en énergie nucléaire les "propositions" de centrales nucléaires, qui correspondent, selon la WNA, à des "propositions de programmes ou de sites spécifiques", mais dont le calendrier est très incertain (Ibid.). On peut supposer qu'elles entreront en service dans plus de 15 ans, donc au plus tôt en 2040.

Nous voyons ici les efforts déployés par la plupart des pays, en particulier par la Chine, avec 186,4 GWe proposés, suivie dans une moindre mesure par la Russie avec 37,7 GWe, et l'Inde avec 32 GWe, comme le montre le graphique ci-dessous. La capacité nucléaire que la Chine propose de construire représente la moitié de la capacité nucléaire mondiale de 2024.

Si aucun effort supplémentaire n'est fait pour planifier de nouveaux réacteurs et proposer des programmes, d'ici un quart de siècle, les États-Unis auront complètement perdu leur position dominante et seront loin derrière la Chine. La France semble également souffrir d'une incapacité à planifier et à proposer, passant de la deuxième à la quatrième place en termes de capacité à produire de l'énergie nucléaire, ne représentant plus que 8% de la capacité mondiale après en avoir représenté 16%.

Estimation de la part des pays dans la capacité de production nucléaire maximale après 2040 dans le monde - Source : IAEA PRIS 14/04/2024 et WNA

Après 2040, toujours en ce qui concerne la capacité maximale pour le scénario de base, et sans prendre en considération les SMRs et AMRs, en termes de part de la production mondiale, la Chine est de loin en tête, suivie des États-Unis, de la Russie, de la France, de l'Inde, de la République de Corée, du Japon et de l'Ukraine. Le Canada ne fait plus partie des principaux producteurs d'énergie nucléaire. Ensemble, ces huit pays représentent 80 % de la production mondiale d'énergie nucléaire.

Mais il faut faire plus

Néanmoins, si l'on ne tient pas compte des SMR et AMR, malgré les efforts soutenus de la Chine pour développer sa capacité de production d'énergie nucléaire, ce qui implique que l'Empire du Milieu représente potentiellement un quart du monde après 2040, à ce jour, au niveau mondial, nous sommes en deçà des objectifs fixés pour tripler la capacité nucléaire.

Nous payons l'absence de planification à long terme que nous avons constatée dans le l'article précédent et le manque de réacteurs en construction qui en découle.

En dehors de la Chine, ce manque d'anticipation n'a pas encore été corrigé et fonctionne encore au stade de la planification des réacteurs. On peut penser que les nouvelles politiques mondiales pro-nucléaires modifieront cette approche. Cependant, compte-tenu du long délai nécessaire entre la décision de construire des réacteurs nucléaires et leur connexion commerciale au réseau - environ 15 ans - des engagements fermes devront être prise d'ici à fin 2024, au plus tard 2025, si l'on veut que les objectifs de triplement de la capacité mondiale d'ici à 2050 soient atteints.

Une utilisation généralisée des SMRs et AMRs pourrait contribuer à combler l'écart. Elle pourrait également contribuer à masquer les difficultés liées à l'anticipation, plutôt qu'à résoudre le problème. Cependant, les approches SMRs et AMRs sont encore nouvelles, avec plus de 80 conceptions différentes pour les SMRs, et nous avons peu d'expérience réelle de leur utilisation, de leurs avantages et de leurs inconvénients (AIEA, Joanne Liou, "Qu'est-ce qu'un petit réacteur modulaire (SMR) ?", 13 septembre 2023 ; Charles Cuvelliez, "Nucléaire : pourquoi tant d'attirance pour les SMR ?", La Tribune, 28 mai 2023). Des scénarios détaillés doivent être réalisés avant leur déploiement. L'être humain ne peut échapper aux impératifs d'anticipation et de planification, et ce qui plus est lorsqu'il s'agit de gouvernance et du nucléaire.

Qu'en est-il de la sécurité et de la guerre ?

Une conséquence géopolitique directe du triplement des capacités nucléaires réside dans la multiplication des réacteurs nucléaires sur un territoire. Quelles sont les conséquences en termes de stratégie et de tactique de futures guerres ?

Quand on voit les multiples drames qui entourent la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporizhzhia depuis le début de la guerre (parmi de nombreux exemples, "Is Ukraine’s Zaporizhzhia nuclear plant at risk of an ‘accident’?“, Al Jazeera, 16 avril 2024), on peut facilement imaginer les dangers que représenterait une attaque contre un pays possédant de nombreux réacteurs nucléaires (par exemple, Joanna Przybylak, "Nuclear power plants in war zones: Lessons learned from the war in Ukraine“, Security and Defense Quarterly (trimestriel sur la sécurité et la défense), 2023. doi:10.35467/sdq/174810 ; Marc Léger, "Le nucléaire, la guerre et le droit de la guerre, SFEN25 juillet 2023 ; Assemblée Nationale, "Rapport de la commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires“, 2018 ).

En effet, toute installation nucléaire civile peut être militarisée par des belligérants, qu'il s'agisse d'entraver l'approvisionnement en énergie, de faire chanter des adversaires (Przybylak, "Nuclear power plants in war zones...), d'interdire les tapis de bombes, ou de créer des contre-attaques sacrifiant une population en échange de pertes infligées à une force d'occupation, etc.

Imaginez à quoi pourraient ressembler les cartes ci-dessous avec l'augmentation de la capacité nucléaire déjà prévue que nous avons vue, à laquelle s'ajouterait ce qui est nécessaire pour combler l'écart pour atteindre les objectifs de triplement.

Imaginez maintenant à quoi ces cartes pourraient ressembler si des SMRs et AMRs sont libéralement construits, y compris par des acteurs commerciaux et industriels, comme cela serait envisagé, par exemple aux États-Unis par Microsoft et OpenAi pour alimenter un superordinateur destiné au développement de l'intelligence artificielle, ou en France par Cristal Union, un groupe coopératif, producteur de sucre et d'alcool (Sebastian Moss, "Microsoft & OpenAI consider $100bn, 5GW ‘Stargate’ AI data center – report“, Data Center Dynamics, 29 mars 2024 ;"Le sucrier Cristal Union installera-t-il un miniréacteur nucléaire Jimmy à Bazancourt ?“, L'Usine Nouvelle, 9 avril 2024).

Il faut également tenir compte du fait que la taille et la technologie des SMR devraient permettre de les localiser sous terre ou sous l'eau (World Nuclear Association, "Small Nuclear Power Reactors", février 2024). Dans ce cas, la manière d'attaquer ou de protéger ces installations souterraines ou sous-marines, ainsi que les types de dommages potentiels qui y sont liés, devront être envisagés. Par exemple, bien que la WNA souligne que les installations sous-marines seront plus à l'abri des "dangers d'origine humaine" (ibid.), des équipes de plongeurs ou des submersibles pourront également mener des opérations d'attaque. Le sabotage du gazoduc Nord Stream devrait ici servir de leçon (par exemple, UN Briefings, SC/15351, "Briefers Urge Security Council to Independently Investigate 2022 Nord Stream Pipeline Incident…", 11 juillet 2023). Les effets délétères et variés de telles attaques devraient également être pris en compte.

Les critères de conception et de déploiement des SMR, avec leurs différents enjeux de sécurité, seront certainement inclus dans les doctrines défensives et offensives des États.

En termes de défense et d'attaque, selon les objectifs de l'attaquant, l'évolution vers un plus grand nombre de centrales nucléaires exigera une planification minutieuse. Des scénarios, utilisant notamment le "red teaming" - c'est-à-dire la compréhension des idéologies et des croyances de l'ennemi, de ses objectifs, de ses ressources, de sa stratégie, etc. - devront impérativement être élaborés pour garantir la sécurité.

Estimation des besoins en uranium par pays

Maintenant que nous disposons d'un scénario de base pour les futures capacités d'énergie nucléaire par pays, quelles sont les conséquences en termes de demande d'uranium ?

La demande d'uranium liée aux réacteurs d'un pays pour une année donnée est, comme on l'a vu, déterminée en premier lieu par le nombre de centrales nucléaires en activité dans ce pays. Elle est appelée "besoins en uranium" et est mesurée en tonnes d'uranium par an : tU/an (NEA/IAEA, Red Book 2022, p. 111).

Cependant, les besoins en uranium sont également sensibles principalement à quatre facteurs dépendant du type de générateur et de son mode d'exploitation : la longueur du cycle du combustible ou durée de vie du cycle du combustible, le niveau d'enrichissement de l'uranium et ses stratégies d'optimisation (niveau des essais de queue choisis dans la phase d'enrichissement), les facteurs de décharge et de capacité (ou de charge) (NEA/IAEA, Red Book 2022, pp. 111-112).

Par conséquent, les statistiques relatives aux besoins en uranium concernent l'achat ou l'acquisition d'uranium et non la consommation, laquelle est ajustée par les opérateurs en fonction des besoins et du contexte (Ibid.).

Là encore, nous allons créer un scénario de base. Cela permettra d'élaborer des scénarios plus détaillés en tenant compte de ces facteurs et des ajustements apportés par les opérateurs. Nous nous basons d'abord sur les évaluations et les hypothèses faites par la NEA/IAEA dans le Red Book 2022, c'est-à-dire "160 tU/GWe/an, sous la nouvelle hypothèse d'un dosage des queues de 0,25% sur la durée de vie du réacteur", sachant qu'avant l'accident de Fukushima, le Red Book utilisait 175 tU/GWe/an, avec un dosage des queues de 0,30% (pp. 111-112, tableau p.100). Ensuite, nous utilisons les dernières données du WNA (publié en avril 2024).

Pour le scénario de base, nous utilisons les hypothèses de l'AEN/AIEA et du WNA pour les futurs réacteurs nucléaires. Des variations liées à l'évolution technologique devraient ensuite être ajoutées au scénario de base.

Glossaire

Le facteur de charge: "également appelé facteur de capacité, pour une période donnée, est le rapport entre l'énergie que le réacteur a produit sur cette période divisée par l'énergie qu'il aurait produit à sa capacité de puissance de référence sur cette période." (IAEA/Power Reactor Information System’s Glossary).

Cycle de vie du combustible nucléaire: Il dépend du type de réacteur. "
Dans le cas d'un réacteur à eau pressurisée, la durée de vie est de trois à sept ans,
en fonction du combustible et de son emplacement dans le réacteur
coeur". Voir, par exemple, AIEA "Lifecycle of Nuclear Fuel" (pdf).

Les combustion de la décharge du combustible nucléaire est généralement définie comme la production d'énergie thermique pendant la durée de vie
du combustible divisée par la masse initiale de métal lourd (notée HMi). (Voir p. 14, AEN, "Very High Burn-ups in Light Water Reactors“, 2019).

Il convient tout d'abord de noter que chaque pays affiche une "efficacité" différente en termes de GWe produits par tU, qui varie également en fonction des années et de la source des données, comme le montre le graphique ci-dessous.

La moyenne mondiale de cette "efficacité" semble toutefois rester presque constante (0,0064 pour les données de 2022 du WNA ; 0,0063 pour les données 2020/21 du Red Book 2022). Faute d'une autre méthode plus fiable, nous utilisons la dernière "efficacité" (2022 WNA) également pour le futur. Cette "efficacité" variera, notamment en fonction de l'évolution technologique et des types de réacteurs, et devrait aussi conduire à l'élaboration d'autres scénarios. Pour les pays ne disposant pas d'énergie nucléaire en 2022, nous utilisons pour le futur l'efficacité moyenne mondiale, soit 0,0064.*.

Les résultats obtenus pour le scénario de base sont des estimations approximatives des besoins futurs en uranium par pays. Ils constituent des indications des tendances futures, qui évolueront ensuite en fonction des différents efforts déployés par chaque pays pour combler l'écart par rapport à l'objectif de triplement d'ici à 2050.

Comme nous l'avons fait pour la capacité estimée d'énergie nucléaire, les graphiques suivants montrent les besoins annuels estimés en uranium par pays jusqu'en 2030, jusqu'en 2039 et après 2040 avec un calendrier incertain.

D'ici à 2030, la Chine aura rattrapé les États-Unis en tant que premier acheteur d'uranium. La demande mondiale aura augmenté, mais sans modifier fondamentalement le classement des principaux acheteurs.

Cependant, en 2039, la Chine aura largement dépassé les États-Unis, sans parler des autres pays. Elle absorbera 31% du total des besoins mondiaux en uranium.

Compte tenu des longs délais nécessaires à la mise en place de nouvelles productions d'uranium, comme vu dans l'article précédent, il est nécessaire que les fournisseurs ainsi que les autres pays "consommateurs" commencent à prendre en compte la forte augmentation des besoins de la Chine et l'intègrent dans leurs stratégies.

Après 2040, les besoins en uranium de la Chine éclipseront ceux des autres pays, y compris ceux des États-Unis. Ils pourraient représenter 3,7 fois ceux de l'Amérique. La Chine pourrait absorber 44% des besoins mondiaux en uranium. En outre, l'ordre des acheteurs d'uranium change. La Chine et les États-Unis sont suivis par la Russie puis l'Inde. La France n'est plus qu'en 5ème position, alors qu'elle était auparavant en 3ème position, juste après les Etats-Unis.

Quel que soit son rang en termes de besoins en uranium, il est fondamental pour un pays de pouvoir acquérir de l'uranium. En effet, non seulement les coûts de construction des centrales nucléaires sont élevés, mais ces investissements entraînent une dépendance croissante à l'égard de l'électricité et de l'énergie d'origine nucléaire. Ainsi, la forte augmentation des besoins de la Chine, si elle n'est pas planifiée en tenant compte des autres pays, pourrait donner lieu à une concurrence acharnée pour l'uranium.

Tous les acteurs devront tenir compte de ces tendances.

Dans ce contexte, quelles sont les perspectives d'approvisionnement en uranium ? C'est ce que nous verrons dans le prochain article.


Notes

*En ce qui concerne les données 2020 et 2021 du Red Book de l'AEN/AIEA, notez que certains réacteurs nucléaires utilisent du combustible à oxyde mixte (MOX) et d'autres non. Le combustible MOX est constitué de plutonium, provenant de combustible nucléaire retraité ou de plutonium de qualité militaire, mélangé à de l'uranium naturel, de l'uranium retraité ou de l'uranium appauvri. Au début de l'année 2021, les pays utilisant du combustible MOX sont la France (23 réacteurs), l'Inde (un réacteur) et les Pays-Bas (un réacteur) (AEN/AIEA, Red Book 2022, pp.123-124).

Comme le combustible MOX n'est pas comptabilisé dans les besoins en uranium dans les statistiques de l'AEN/AIEA, on peut supposer que le rendement élevé de la production d'énergie par tU affiché par la France par rapport à d'autres pays dans le Red Book 2022 provient de l'utilisation du combustible MOX (Ibid & p.100).

Les statistiques de la WNA (avril 2024) précisent que les besoins en uranium sont pour 2024 (titre de la colonne), mais donnent comme source : "World Nuclear Association", The Nuclear Fuel Report (publié en septembre 2023, prévisions du scénario de référence) - pour les besoins en uranium", ce qui impliquerait que les besoins en uranium indiqués sont pour 2022.

L'uranium et le renouveau de l'énergie nucléaire

(Direction artistique et conception : Jean-Dominique Lavoix-Carli)

Une nouvelle ère s'ouvre pour l'énergie nucléaire.

La "Déclaration pour tripler l'énergie nucléaire d'ici à 2050" de décembre 2023, signée par 22 États, a officiellement marqué le début du renouveau de l'énergie nucléaire (voir Hélène Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire“, The Red Team Analysis Society, 26 mars 2024). Puis, le 21 mars 2024, 33 gouvernements et agences internationales ont réaffirmé leur engagement lors du premier sommet sur l'énergie nucléaire. L'industrie nucléaire a approuvé les deux déclarations et leurs objectifs.

Cependant, comme nous avons commencé à le souligner précédemment avec une étude de cas centrée sur l'accord franco-mongol (Ibid.), cette nouvelle ère s'accompagnera également de nouveaux défis et tensions géopolitiques, les États cherchant à réduire le potentiel d'insécurité lié à l'énergie nucléaire.

Cet article continue d'explorer ce que le renouveau de l'énergie nucléaire implique pour l'avenir. Tout d'abord, nous soulignons la nécessité d'examiner l'ensemble du cycle du combustible nucléaire, tout en insistant sur le fait que l'anticipation et la planification à long terme sont essentielles si nous voulons réussir à tripler l'énergie nucléaire d'ici à 2050. Ensuite, commençant avec le début du cycle, soit l'extraction et la transformation première de l'uranium, nous nous concentrons sur les différents types de réserves d'uranium et évaluons leur disponibilité compte tenu des objectifs.

Finalement, nous passons des réserves à la production d'uranium et soulignons un risque croissant de sous-approvisionnement, compte tenu de la demande potentielle future, qu'il faudra surmonter. Cette quête de sécurité de l'uranium sera étroitement liée à des questions politiques et géopolitiques, tout en devenant elle-même un enjeu géopolitique, selon une boucle de rétroaction positive.

Le cycle du combustible nucléaire et la planification à long terme

Une très grande partie du monde s'est donc engagée à tenter de tripler la production d'énergie nucléaire d'ici à 2050, c'est-à-dire dans 26 ans.

Cela implique de relever de nombreux défis, qui vont au-delà des efforts fondamentaux, mais non suffisants, en matière de "coût, de performance, de sécurité et de gestion des déchets" soulignés par les agences internationales (Agence internationale de l'énergie - AIE, Nuclear Power and Secure Energy Transitions, 2022 ; Agence de l'énergie nucléaire - AEN, Meeting Climate Change Targets: The Role of Nuclear Energy, Éditions de l' OCDE, 2022, Paris, pp.39-46).

Si nous voulons comprendre ce que signifie tripler la capacité de production d'énergie nucléaire, nous devons examiner ce que l'on appelle le cycle de l'énergie nucléaire ou du combustible nucléaire (voir le diagramme ci-dessous). Le triplement de notre capacité à produire de l'énergie nucléaire ne signifie pas seulement "simplement" tripler l'énergie produite par les centrales nucléaires. Il faudra également que l'ensemble du cycle du combustible nucléaire permette cette augmentation majeure.

Le cycle du combustible nucléaire - diagramme extrait de "Nuclear Fuel Cycle Overview"(Entre chaque étape industrielle, le symbole chimique du type d'uranium obtenu est indiqué - par exemple U3O8 = octoxyde de triuranium. U3O8 est un composé d'uranium solide qui est transporté de l'usine à l'unité de conversion sous forme de "yellowcake").

Chaque étape comportera ses propres défis (pour une explication détaillée du processus industriel, lire "Nuclear Fuel Cycle – Overview" - Association nucléaire mondiale - Avril 2021).

La question est d'autant plus complexe que les changements intervenant à une étape du processus se répercuteront sur d'autres étapes. Par exemple, les projets qui prévoient le recyclage du combustible nucléaire ou qui fonctionnent avec un cycle du combustible entièrement fermé, par exemple les réacteurs à neutrons rapides, pourraient modifier le cycle du combustible en réduisant les besoins en uranium (par exemple Lucy Ashton, "When nuclear waste is an asset, not a burden", AIEA, septembre 2023 ; Orano, "Traitement & recyclage des combustibles usés : ce qu'il faut retenir“).

Qui plus est, les changements à chaque étape, y compris la construction dune nouvelle centrale nucléaire - à l'exception des petits réacteurs modulaires (SMR) - par exemple, s'inscrivent dans le long terme.

Ainsi, la centrale nucléaire chinoise de Shidaowan à réacteur à haute température refroidi au gaz (HTGR), la première centrale nucléaire de génération IV au monde, est officiellement entrée en service commercial en décembre 2023. Sa construction avait débuté en 2012 et elle avait commencé à produire de l'électricité en décembre 2021 (Xinhua, "World’s 1st 4th-generation nuclear power plant goes into commercial operation in China“, Global Times7 décembre 2023). Il s'est donc écoulé 12 ans entre le début de la construction et le lancement final. Le délai est encore plus long si l'on considère la recherche et le développement, car, par exemple, pour les réacteurs de génération IV, "plusieurs concepts innovants ... sont en cours de développement depuis des décennies" (AEN, Meeting Climate Change Targets, p.28).

A noter qu'une nouvelle chronologie sera créée au fur et à mesure que les Small Modular Reactors (SMR) se multiplieront, comme le souhaitent les gouvernements (e.g. Nathan Canas et Paul Messad, "La Commission vise la construction d'un premier petit réacteur nucléaire en Europe "d'ici 2030"“, Euractiv7 février 2024 ; à venir AIEA Conférence internationale sur les petits réacteurs modulaires et leurs applications, 21-25 octobre 2024, Vienne, Autriche). En effet, les SMR sont censés être construits en 2 à 3 ans - 40 mois, soit 3,33 ans, par exemple pour le NUWARD Français d'EDF (par exemple, Nathalie Mayer, "Comment ce mini réacteur nucléaire SMR va décarboner l'Amérique du Nord“, Révolution Energétique, 1er février 2023). Toutefois, ce délai plus court exigera encore plus d'anticipation à long terme de la part des opérateurs de la partie restante du cycle du combustible, car les cadres temporels seront potentiellement en conflit.

Il faudra donc prévoir les futurs possibles pour chaque étape, tout en évaluant l'impact de chaque scénario sur toutes les autres étapes.

L'anticipation et la planification à long terme sont absolument essentielles pour l'industrie nucléaire.

Ainsi, au cours des dernières décennies, la focalisation sur un marché nucléaire temporairement déprimé, l'absence de prise en compte des enjeux de sécurité géopolitique, le court-termisme et la financiarisation, ajoutés à une opinion publique défavorable et à un manque de courage politique entre autres, tous ces facteurs favorisant une incapacité à anticiper et donc à planifier, ont de plus en plus affecté de nombreux pays et les ont conduits à prendre du retard en termes d'énergie nucléaire par rapport à d'autres États ayant une vision du monde moins myope (par exemple, dans le cas de la France, Assemblée nationale, Rapport de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, 30 mars 2023, pp. 20-26, 268-309).

Par exemple, l'AIE souligne que "l'investissement dans l'énergie nucléaire dans les économies avancées a stagné au cours des deux dernières décennies".Nuclear Power and Secure Energy Transitions, juin 2022, p.16). Ces pays devront maintenant rattraper leur retard.

Par conséquent, pour atteindre les nouveaux objectifs en matière de capacité d'énergie nucléaire, le monde doit maintenant combler un "déficit mondial de capacité nucléaire installée (2020-2050)" (AEN, Meeting Climate Change Targets..., p.39).

Figure 23 de l'AEN : "Global installed nuclear capacity gap (2020-2050)" (écart entre les capacités nucléaires installées dans le monde et les objectifs), Meeting Climate Change Targets: The Role of Nuclear EnergyÉditions OCDE, 2022, Paris, p.39

Cet exemple montre à quel point l'absence de vision à long terme est dangereuse et difficile ensuite à corriger dans le cas de l'énergie nucléaire.

En outre, aussi énorme que soit la tâche soulignée par l'AEN, cette lacune ne concerne "que" la phase de "production d'électricité" du cycle (Ibid. pp. 38-39).

La production d'électricité est en effet essentielle, car elle est le moteur de toute la chaîne de processus.

Nous devons donc tenir compte des recommandations formulées par l'AIE et l'AEN pour permettre au nucléaire de jouer pleinement son rôle dans l'atteinte du zéro net d'ici 2050 (AIE) en triplant la production d'électricité d'origine nucléaire d'ici 2050 (AEN) :

  • Agir maintenant (NEA)
  • Comprendre et réduire les coûts (AEN) et Faire en sorte que les marchés de l'électricité valorisent les capacités de production à faibles émissions (AIE)
  • Améliorer les délais de déploiement (AEN)
  • Accélérer le développement et le déploiement de petits réacteurs modulaires (AIE)
  • Prolonger la durée de vie des centrales (AIE)
  • Financement et investissement, avec "les cadres politiques adéquats" (AEN) et Créer des cadres de financement pour soutenir les nouveaux réacteurs (AIE)
  • Faire dépendre le soutien à long terme [des gouvernements] de la réalisation par l'industrie de projets sûrs, dans le respect des délais et du budget (AIE).
  • Renforcer la confiance du public (AEN)
  • Promouvoir une réglementation efficace et efficiente en matière de sécurité (AIE)
  • Mettre en œuvre des solutions pour l'élimination des déchets nucléaires (notamment en impliquant les citoyens) (AIE)
  • Rompre le silence sur l'énergie nucléaire et assurer une représentation complète dans les discussions politiques sur l'énergie propre et le changement climatique (AEN)
AEN, Meeting Climate Change Targets..., pp.39-46 et AIE, Nuclear Power and Secure Energy Transitions, p. 12.

Mais il faut aussi considérer la partie restante du cycle du combustible nucléaire pour éviter les déceptions et les conséquences involontaires (unintended consequences), en gardant à l'esprit l'importance des boucles de rétroaction entre les différentes étapes du cycle du combustible nucléaire, celle des chronologies et évidemment celle de l'anticipation, sans oublier le contexte et les enjeux politiques et géopolitiques.

Nous nous concentrons ici sur la première partie du cycle, l'extraction et la production initiale d'uranium, dans une perspective de géopolitique et de sécurité internationale.

Les réserves d'uranium

Si l'énergie nucléaire doit tripler d'ici 2050, l'offre de combustible, c'est-à-dire d'uranium, nécessaire aux centrales doit également augmenter. La première question est donc de savoir s'il y a suffisamment d'uranium disponible pour atteindre cet objectif. Il faut donc se pencher sur les réserves d'uranium.

Selon les estimations internationales officielles de référence, le "Red Book", une publication conjointe de l'AEN et de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), il y a suffisamment d'uranium pour répondre aux besoins actuels et à long terme, y compris ceux qu'impliquent les nouveaux développements :

"Les ressources récupérables identifiées, y compris les ressources raisonnablement assurées et les ressources présumées (à un coût inférieur à 260 USD/kgU, ce qui équivaut à 100 USD/lb U3O8) sont suffisantes pour plus de 130 ans, compte tenu des besoins en uranium de l'année 2020".

NEA/IAEA Uranium 2022 : Ressources, production et demande (Red Book 2022,), pp. 14-15.

L'édition précédente du "Red Book" (publié tous les deux ans) estimait que les ressources récupérables d'uranium (à un coût <USD 260/kgU, équivalent à USD 100/lb U3O8) étaient suffisantes pour plus de 135 ans pour les besoins en uranium de 2019 (AEN/AIEA Uranium 2020 : Ressources, production et demande ). La diminution entre 2020 et 2022 s'explique par "l'épuisement des mines, ...le déclassement des ressources, ...la réévaluation des facteurs de récupération" (NEA/IAEA Uranium 2022, pp.19-20).

Examinons plus en détail les estimations de l'offre d'uranium pour les besoins futurs, compte tenu de la volonté politique et industrielle actuelle de tripler la capacité nucléaire d'ici à 2050.

Dans un premier temps, nous évaluerons les estimations des besoins en uranium en fonction des objectifs, puis nous examinerons les réserves d'uranium en fonction de ces estimations de besoins futurs en uranium.

Publié avant les projets de triplement de l'énergie nucléaire d'ici à 2050, le "Red Book" estimait en 2022 qu'un scénario de forte demande correspondrait à une capacité de production nucléaire nette de 677 GWe en 2040, soit une augmentation d'environ 70% par rapport à la capacité de 2020 (NEA/IAEA, Uranium 2022, p. 12). Le "Red Book" a estimé dans ce cas que "les besoins annuels mondiaux en uranium liés aux réacteurs (à l'exclusion de l'utilisation de combustibles à base d'oxydes mixtes, qui est marginale)" devraient "passer à 108 200 tU/an d'ici à 2040" (Ibid. - Notons qu'ici, idéalement, différents scénarios devraient être élaborés en fonction de variations pour chaque étape du cycle, par exemple les différents types de générateurs qui seront construits. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur les estimations de l'AEN/AIEA).

L'AEN, pour sa part, a estimé que "le scénario moyen 1,5°C du GIEC exige que l'énergie nucléaire atteigne 1.160 GWe (gigawatts électriques) d'ici à 2050 (AEN, Meeting Climate Change Targets, p. 33). Nous savons que la capacité nette de production d'énergie en 2021 était de 393 GWe (gigawatt électrique) nécessitant environ 60 100 tU/an (tonnes d'uranium par an) (NEA/IAEA, Uranium 2022, p. 12). Le nouvel objectif correspond donc à un quasi-triplement de la capacité nucléaire mondiale actuelle d'ici 2050. C'est l'objectif qui a été approuvé par vingt-deux pays et l'industrie nucléaire lors de la COP 28 en décembre 2023 (voir Lavoix, "Le retour de l'énergie nucléaire"). C'est donc cet objectif et non le scénario " high demand case " du " Red Book " de 2022 qu'il faut considérer et pour lequel il faut évaluer les besoins en uranium.

Si nous utilisons le ratio des besoins en uranium par GWe du "Red Book" de 2022 et la progression annuelle de la capacité du "Net Zero by 2050" de l'AIE révisé pour le World Outlook 2023, et que nous les appliquons aux objectifs officiellement approuvés de l'AEN, nous obtenons le tableau suivant pour les besoins annuels en tU/an.

Scénarios
20222030203520402050
Capacité nucléaire - Livre rouge 2022


677 GWe
Besoins en uranium liés aux réacteurs


108 200 tU/an
Énergie produite par le nucléaire (scénario de l'AEN)
4 984 TWh6 271 TWh7 070 TWh7 617 TWh
Capacité nucléaire (scénario de l'AEN)
685 GWe871 GWe1 030 GWe1 160 GWe
Estimation des besoins en uranium liés aux réacteurs tU/an (calculé)49.355 tU/an109.496 tU/an139.248 tU/an164.548 tU/an185.394 tU/an

Maintenant, dans le tableau suivant, nous estimons les réserves d'uranium disponibles, à partir des chiffres donnés dans le "Red Book" 2022.

Les ressources disponibles varient en fonction du prix - plus le prix est élevé, plus les réserves disponibles sont importantes. Ainsi, pour pouvoir estimer les réserves d'uranium disponibles pour l'augmentation des capacités nucléaires, il faut d'abord évaluer le prix futur de l'uranium.

La fourchette de prix utilisée est la suivante :

/ KgU<US$ 40,00<US$ 80,00<US$ 130,00<US$ 260,00
/lbs U3O8<US$ 15,00<US$ 30,00<US$ 50,00<US$ 100,00
Fourchette de prix de l'uranium pour les réserves utilisée par le NEA/IEAE Uranium 2022 : Ressources, production et demande

En janvier 2024, pour la première fois depuis avril-juillet 2007, les prix au comptant de l'uranium ont dépassé 100,00 USD/lbU3O8. Le prix à long terme s'est négocié à 72 USD. Le 29 février, une livre d'U3O8 se négociait à 95 USD sur le marché au comptant et un contrat à long terme à 75 USD (Cameco utilisant les prix de fin de mois par UxC et TradeTech ). Le 31 mars 2024, une livre d'U3O8 s'échangeait à 87,75 USD, le contrat à long terme à 77,5 USD.

Prix de l'uranium de janvier 2020 à mars 2024 et fourchette de prix pour l'estimation des réserves d'uranium

On constate une légère baisse des prix au comptant au cours des trois derniers mois, mais ces prix ne concernent que "15% à 25% de toutes les transactions annuelles d'uranium" (NEA/IAEA, Uranium 2022, p.128). En revanche, les contrats à long terme augmentent régulièrement. En outre, tant pour les contrats au comptant que pour les contrats à long terme, les prix ont augmenté au cours des cinq dernières années. Enfin et surtout, nous devons tenir compte du développement officiellement prévu des capacités nucléaires. Ainsi, dans les conditions du marché, il est très probable que les prix à long terme dépassent les 100 USD/lb U3O8 lorsque l'objectif de triplement commencera réellement à être mis en œuvre. Nous faisons ici l'hypothèse que ce sera le cas à partir de 2030.

Si jamais les impératifs de production d'énergie étaient suffisamment élevés en termes de sécurité nationale, l'uranium pourrait devenir une ressource nationalisée. Le prix du marché ne serait alors plus pertinent. Dans ce cas, les réserves au coût le plus élevé représenteraient très probablement une réalité en termes de quantité.

Par conséquent, nous considérons ici les réserves disponibles au coût le plus élevé, soit 260 USD/kgU, ce qui équivaut à 100 USD/lb U3O8.

Nous prenons en compte les différents types de ressources tels qu'ils sont catégorisés dans le "Red Book" : "Ressources récupérables identifiées, y compris les ressources raisonnablement assurées" [correspondant approximativement aux décisions d'exploitation d'une mine] "et ressources présumées" [correspondant aux décisions de réaliser des études approfondies], et enfin "ressources non découvertes" [dont l'existence est attendue sur la base des connaissances géologiques] (NEA/IAEA, Uranium 2022, p. 17) . Les différents types de réserves et les étapes de l'exploration, de l'extraction et du traitement de l'uranium sont représentés sur la ligne de temps ci-dessous.

On obtient le tableau suivant avec les années de ressources restantes. Par exemple, la production utilisée pour calculer le nombre d'années d'uranium restant pour l'année 2035 est la production de 2035.

2021 (Red Book 2022)20222030203520402050
Estimation des besoins en uranium liés aux réacteurs tU/an
49 355 109.496139.248164.548185.394
Ressources récupérables identifiées (RRI) tU 7.917.5007.868.1457.423.9506.766.9745.931.4854.121.461
Nombre d'années de RRI suffisantes 13015968493622
RAR tU4.688.3004.638.9454.194.7503.537.7742.702.285892.261
Nombre d'années de RAR suffisantes
943825165
Ressources présumées tU3.229.2003.229.2003.229.2003.229.2003.229.2003.229.200
Nombre d'années de RP suffisantes
6529232017
Ressources non découvertes tU5.703.4605.703.4605.703.4605.703.4605.703.4605.703.460
Nombre d'années de RnD suffisantes
11652413531
RRI = Ressources récupérables identifiées (RAR + ressources présumées) - RAR = ressources raisonnablement assurées - RnD = Ressources non découvertes -Source : Red Book 2022. Estimations du nombre d'années : estimations propres - Les réserves sont celles qui sont disponibles à un coût <USD 260/kgU, équivalent à USD 100/lbs U3O8 - Pour les années 2022 à 2029, les réserves à considérer pourraient être celles disponibles
à un coût <USD 130/kgU, équivalent à USD 50/lbs U3O8. Les chiffres pour cette décennie seraient inférieurs mais néanmoins globalement suffisants (RRI = 6.029.145 en 2022 ; RAR 3.814.500) - Pour les ressources récupérables identifiées estimées, aucune nouvelle découverte n'a été ajoutée. Les réserves estimées données dans le Red Book 2022 ont été diminuées de l'uranium estimé nécessaire pour la période. Les années de "réserve" correspondent à une estimation des besoins en uranium pour l'année de la colonne.

D'après le tableau ci-dessus, en supposant que les objectifs intermédiaires jusqu'en 2050 soient atteints, il y a effectivement jusqu'en 2050 suffisamment de réserves d'uranium du type "ressources raisonnablement assurées". Cependant, en 2050, il ne restera plus que 5 années de ce type, 17 années du type "ressources présumées" et 31 années du type "ressources non découvertes".

La carte des ressources récupérables identifiées d'uranium conventionnel - RAR + RP (pour un prix bas, soit <US$ 50,00/lbs U3O8 ou <US$ 130,00/kgU), tel qu'établi par la NEA/IAEA est la suivante :

Source : Figure 1-1, NEA/IAEA, Uranium 2022, p. 18

Même si l'AEN/AIEA souligne la distribution "étendue" des ressources en uranium, la carte laisse entrevoir que l'uranium fera de plus en plus partie des futurs enjeux géopolitiques.

Pour l'instant, compte tenu des ressources d'uranium disponibles estimées, la question n'est pas tant de savoir s'il y a suffisamment de réserves dans le monde, mais si la production d'uranium actuelle et prévue est suffisante pour répondre à l'augmentation des capacités nucléaires ou encore si la production peut augmenter assez rapidement pour répondre à cette augmentation.

Augmenter la production d'uranium pour atteindre les objectifs

Où en est la production potentielle d'uranium ?

L'AEN/AIEA estime la capacité de production en combinant les projections de capacité de production des pays pour les années 2025 à 2040 avec leurs propres évaluations lorsqu'un pays n'a pas communiqué d'informations (pour l'ensemble du paragraphe, AEN/AIEA, Uranium 2022, pp.89-91). Ils utilisent deux mesures. Tout d'abord, nous avons les projections de production d'uranium les plus sûres, c'est-à-dire celles qui résultent des "centres de production existants et engagés", étiquetées A-II. Ensuite, nous avons des projections de production plus importantes mais moins sûres, c'est-à-dire celles qui découlent des "centres de production existants, engagés, planifiés et prospectifs", appelées B-II. B-II inclut donc A-II. Les résultats sont reproduits dans la première ligne du tableau suivant.

Nous comparons ensuite ces estimations aux besoins en uranium pour atteindre l'objectif de triplement que nous avons calculé précédemment et estimons en conséquence si le monde produit ou non suffisamment d'uranium.


en tU/an
2025
2030
2035
2040
2050

A-IIB-IIA-IIB-IIA-IIB-IIA-IIB-II
Production totale prévue (AEN/AIEA)69675 83.105 67.105107.850 55.095 104.480 49.47598.250?
Estimation des besoins en uranium liés aux réacteurs (RTAS)

109.496
139.248
164.548
185.394
Déficit annuel possible en uranium

-42.391 -1.646-84.153 -34.768 -115.073 -66.298 ?
Tableau de la production totale d'uranium prévue pour les années 2025-2040 (source : Uranium 2022: Resources, Production and Demand, p.89-91), Estimation des besoins en uranium liés aux réacteurs (estimations propres) et différence entre la production projetée et ce qui serait nécessaire.

Les estimations sont faites pour un prix inférieur à 130 USD/KgU (soit moins de 50 USD/lb U3O8), sachant qu'en 2024, nous sommes au-dessus de ces prix, comme nous l'avons vu. En effet, comme pour les réserves, plus le prix est bas, plus les mines ou une partie d'entre elles risquent d'être fermées, d'où une baisse de la production. Inversement, plus le prix est élevé, plus une mine est susceptible de produire à pleine capacité. Compte tenu de la hausse du prix de l'uranium, qui devrait se poursuivre à mesure que nous triplons les capacités nucléaires, il est possible que le potentiel de production d'uranium jusqu'en 2040 soit plus élevé. Il est toutefois impossible d'évaluer la production supplémentaire possible sans disposer d'informations supplémentaires détaillées pour chaque mine. On peut s'attendre à ce que la prochaine édition du "Red Book" inclue ces projections.

Pour l'heure, compte tenu de l'offre largement insuffisante d'uranium pour chaque année charnière du scénario - jusque, pour 2040, près de 1,5 fois la production de 2022, en supposant que nous parvenions chaque année à rattraper le déficit de l'année précédente, il est évident qu'un effort majeur doit être consenti en termes de développement des mines et des capacités de production.

Nous sommes donc confrontés à un problème mondial : augmenter en temps voulu la production d'uranium.

La fatalité de la géographie pour la production d'uranium

Qui plus est, en 2020 et 2021, l'uranium n'a été produit que dans 17 pays "avec une production mondiale totale s'élevant à 47 342 tU en 2020 et 47 472 tU en 2021" (NEA/IAEA, Uranium 2022, p. 116). En 2022, l'Association nucléaire mondiale a estimé que la production mondiale atteignait 49 355 tU ("World Uranium Mining Production", mise à jour en août 2023).

Seuls six pays (Kazakhstan, Namibie, Canada, Australie, Ouzbékistan et Russie) représentaient 88% de la production et 10 pays (les premiers plus le Niger, la Chine, l'Inde et l'Ukraine) 99% (NEA/IAEA, Uranium 2022).

Ainsi, comme pour les réserves, la production prévue est inégalement répartie entre les pays, comme le montrent les quatre cartes interactives ci-dessous. Une grande partie de l'Afrique, de l'Amérique centrale, de l'Europe, du Proche-Orient, de l'Asie du Sud-Est et certaines parties de l'Amérique du Sud n'ont pas ou peu de production.

Production prévue d'uranium en tU/an

(Données du tableau 1.23. Capacité de production mondiale jusqu'en 2040, estimations B-II dans Uranium 2022 : Resources, Production and Demand, p. 90)

2025

2030

2035

2040

Là encore, cette répartition inégale de la production laisse présager une future concurrence géopolitique pour la production d'uranium.

Augmenter la production d'uranium, temporalité et géopolitique

La possibilité de disposer de suffisamment d'uranium à l'avenir dépendra fortement, d'une part, de la demande, bien sûr, et, d'autre part, de la capacité de production des mines actuellement exploitées, de leur durée de vie restante, ainsi que de l'état de l'exploration actuelle, ajouté au délai existant entre l'exploration réussie et la production à pleine capacité en termes d'exploitation minière et de production. Et ici, pour l'instant, nous faisons abstraction de la partie restante du cycle nucléaire ainsi que du transport.

Par exemple, comme le montre la chronologie ci-dessous, selon Orano, l'un des principaux groupes internationaux du secteur de l'énergie nucléaire, il faut compter entre 15 et 25 ans entre la découverte d'un gisement d'uranium potentiellement utile et le début des opérations d'extraction et de production (pp. 6-7), en l'absence d'événement imprévu de type géopolitique par exemple. Ensuite, une mine sera exploitée pendant 15 à 20 ans, suivie d'une période de 10 ans et plus pour assainir le site d'extraction et de production, éventuellement le reconvertir, tout en le surveillant en permanence (Ibid.).

Chronologie - Exploration, extraction et production d'uranium - redessiné à partir de
2023 Activités minières d'Orano, pp. 6-7 avec correspondances pour les réserves, comme expliqué dans NEA/IAEA Uranium 2022, p. 17. (Retourner à réserves.)

En d'autres termes, en supposant que nous devions ajouter à nos ressources un site d'uranium totalement nouveau, la découverte d'un site d'uranium au début de 2024 correspondrait à une production commençant entre 2039 et 2049. Par conséquent, si nous voulons être en mesure de tripler notre production d'énergie d'ici à 2050, toutes les découvertes de sites supplémentaires nécessaires devront avoir eu lieu d'ici à 2025 si nous voulons être absolument certains de produire suffisamment d'uranium pour 2050.

Nous savons, du fait de l'analyse des réserves d'uranium, qu'à l'échelle mondiale, nous pouvons utiliser principalement les réserves RAR pour augmenter l'offre d'uranium. Nous pouvons donc, toujours au niveau mondial, nous concentrer sur ces réserves RAR.

Dans ce cas, comme il faut 5 ans entre la "décision d'exploiter" et la production effective d'une mine, nous devrons nous assurer que toutes les "études de faisabilité et les décisions d'exploiter" sont prises 5 ans avant que le besoin d'uranium ne se fasse sentir. Cela signifie que pour atteindre les objectifs de 2030, toutes les "décisions d'exploiter une mine" devront avoir été fermement prises d'ici à 2025. Non seulement les "centres de production prévus et potentiels" devront être pleinement opérationnels, mais 1.646 tonnes supplémentaires devront être produites quelque part, soit à partir de sites existants où les capacités de production seront augmentées, soit à partir de nouvelles mines incluses dans les réserves RAR. Le défi augmentera chaque année, de nouvelles "décisions d'exploitation" devant avoir été prises d'ici à 2030 pour, au mieux, 34.768 tU/an.

Concrètement, les "décisions d'exploiter" se traduisent par l'obtention d'un permis d'exploitation dans le pays où se trouve la mine, la réalisation des dernières études et la construction des installations industrielles, le cas échéant.

Ainsi, d'ici à 2030, au niveau mondial, les mines productrices et les capacités de production devront représenter 2,82 fois celles de 2022.

Il est évident que la géopolitique jouera un rôle important dans ce domaine, car de mauvaises relations avec un pays, une concurrence ou une influence extérieure défavorable pourront faire dérailler un projet. De même, la situation en matière de sécurité dans un pays sera également déterminante, car l'instabilité due à la guerre civile, au crime organisé, aux activités terroristes et à la guérilla auront le pouvoir de remettre en question les permis d'exploitation minière - par exemple en cas de coup d'État - ou d'entraver fortement, voire d'arrêter, la réalisation des études finales et la construction d'installations industrielles. Il est évident que les défis se poursuivront tout au long de la période de production.

Ces difficultés ne sont pas nouvelles, mais à mesure que l'instabilité se répand dans le monde et que les tensions internationales s'intensifient, les risques politiques et géopolitiques liés à la production d'uranium augmentent. De plus, en raison de l'objectif de triplement de l'énergie nucléaire, les enjeux liés à la production d'uranium seront plus importants. Par conséquent, les menaces pesant sur la production d'uranium s'intensifieront.

Ainsi, si, globalement, nous savons que nous disposons de suffisamment de réserves de RAR et qu'il semble que nous n'ayons pas à nous préoccuper de la disponibilité de l'offre, cette sécurité est en partie illusoire.

Sauf en statistiques, dans le monde réel, il n'existe pas de ressources d'uranium disponibles à l'échelle mondiale où chaque entreprise et chaque pays peut prélever à tout moment la quantité d'approvisionnement dont il a besoin. Les études géologiques, la logique industrielle, la chronologie et la concurrence, l'instabilité intérieure, l'intérêt national et les tensions internationales, le tout dans un contexte de stress croissant dû au changement climatique, doivent impérativement être pris en compte.

En outre, comme nous l'avons souligné plus haut, le délai plus court entre le début de la construction d'un SMR et son achèvement peut créer de nouveaux défis pour l'ensemble de l'industrie, car 2 à 3,5 ans (le temps de construction d'un SMR) est bien inférieur aux 5 ans nécessaires entre la décision d'exploiter une mine et le début de la production.

La vraie question est donc d'augmenter la production d'uranium en fonction des objectifs de triplement, de manière à permettre à chaque centrale nucléaire, quel que soit son type, de fonctionner et de produire de l'énergie, tout en tenant compte des ressources, de la chronologie et du processus d'extraction et de production, ainsi que de la situation en matière de sécurité intérieure, de l'intérêt national et de la géopolitique, alors que les conditions climatiques changent et deviennent plus extrêmes.

Les pays qui prévoient d'accroître leurs capacités en matière d'énergie nucléaire devront, dans le même temps, s'assurer de leur approvisionnement en uranium en temps voulu, soit par l'intermédiaire de leur société nucléaire nationale, soit par l'intermédiaire de sociétés nucléaires d'autres nationalités. Les entreprises, quant à elles, devront planifier stratégiquement à l'avance.

En effet, comme nous l'avons vu plus haut, au niveau mondial, les enjeux de sécurité énergétique liés à l'uranium augmenteront pour un pays car une menace sur son approvisionnement en uranium signifiera que sa production d'électricité peut être dangereusement déstabilisée. Le danger s'intensifiera avec la montée en puissance de l'électrification préconisée (NZE). 

Pour imaginer plus avant le nouveau monde qui émergera lorsque nous chercherons à alimenter le renouveau de l'énergie nucléaire, nous devons trouver des moyens d'aller au-delà d'une approche globale, adaptés aux spécificités nucléaires.

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